Casse Noisette

Le soir de Noël, Clara reçoit un casse-noisette en cadeau. Pendant la nuit, alors qu’elle se relève pour admirer son nouveau jouet, celui-ci prend vie et l’entraîne dans des aventures extraordinaires…


Ce ballet extrêmement connu est devenu une tradition de Noël, en particulier dans les pays anglo-saxons. Je ne l’ai vu “en vrai” qu’une seule fois, dans l’oubliable version de Tcherniakov, et j’avais envie d’une version plus classique. En outre, la Crevette aime beaucoup regarder des extraits de ballets sur YouTube, et a débuté la danse classique cette année, donc cela me semblait une bonne façon de nous faire plaisir à toutes les deux. La version proposée par le théâtre des Champs Elysées est celle du ballet de l’opéra national de Kiev, d’après la version original de Marius Petipa.

La salle du TCE est relativement petite, surtout quand on est habitué à Bastille ou Garnier, et la scène a paru un peu encombrée quand l’ensemble du corps de ballet était présent – j’ai vu quelques danseurs ralentir pour maintenir l’harmonie des diagonales – mais sinon c’était en place. Les solistes étaient impressionnants de puissance dans les sauts, Yuliia Moskalenko en Clara était très juste, un peu espiègle, un peu innocente, mais sans tomber dans la mièvrerie.
Il y a eu quelques très beaux moments : la valse des fleurs, l’ensemble des rats, les variations du prince et de Clara. Bien entendu, regarder Casse-Noisette aujourd’hui, c’est aussi s’interroger sur les clichés véhiculés par certaines variations (au hasard, la danse du thé). En outre, le gros bémol (ah, ah) de cette représentation était le recours à une musique enregistrée et non jouée en direct : sincèrement, on y perd pas mal, d’autant que le son ne “montait” pas suffisamment dans la salle.

Au final, nous avons passé un bon moment. La Crevette a beaucoup aimé, même si elle n’en pouvait plus de fatigue dans le dernier quart d’heure (deux fois 50 minutes dans une salle surchauffée, c’est très long) et qu’elle a eu peur des souris. Mais c’était une jolie façon de lui présenter la danse classique autrement qu’au travers d’un écran, et peut-être d’instituer un début de tradition familiale.
(En revanche, pour Le lac des cygnes, on attendra encore un peu.)

Casse-Noisette, ballet de l’Opéra national de Kiev, Théâtre des Champs Elysées, jusqu’au 6 janvier 2019

Simon Boccanegra

A Gênes, au 14è siècle, le corsaire Simon Boccanegra est porté au pouvoir par la plèbe, contre les patriciens, et devient doge. Alors qu’il avait accepté cette charge dans le but d’épouser sa bien-aimée, Maria, il apprend que cette dernière est morte et révèle que la fille née de leurs amours est portée disparue.
Vingt-cinq ans plus tard, le même Boccanegra, usé par le pouvoir, croit retrouver sa fille et ainsi être en mesure de régler les querelles incessantes entre les deux partis.


Ce fut l’opéra que j’ai failli ne pas voir. Après un trajet épique et un placement rocambolesque, j’ai passé la première heure et demie debout dans un recoin de la salle de Bastille, avant de gagner enfin mon siège. La dernière fois que j’en ai autant sué pour un spectacle, c’était pour assister à Lear d’Aribert Reimann, et j’étais partie à l’entracte. Alors, qu’est-ce que ça donne cette fois-ci ?

N’ayant pas eu le temps d’acheter le programme et donc de lire l’argument, j’ai eu un mal de chien à comprendre qu’il s’était écoulé vingt-cinq ans entre le prologue et la suite du récit. Pas de changement de décor, peu de changements des personnages, à ceci près que Boccanegra se lisse les cheveux en arrière et troque sa veste en cuir pour un costume et des lunettes.
Ludovic Tézier tient parfaitement son rôle, déchiré entre la politique et l’amour paternel. Les autres chanteurs sont également à la hauteur, en particulier Mika Kares en Fiesco (grande découverte de la soirée). A titre personnel, j’ai trouvé Maria Agresta un tout petit trop dans le vibrato (mais c’est peut-être parce que j’ai passé le premier acte à un endroit bizarre).
La direction musicale de Fabio Luisi est précise, et retranscrit toutes les nuances sans tomber dans le “poum-poum-poum” qu’il est facile d’attribuer à Verdi. Quant aux chœurs, comme toujours, ça envoie du lourd, et j’ai même senti le plancher vibrer à un moment, c’était très cool. Oui, je vais à l’opéra pour en prendre plein les oreilles.

Parlons des choses qui fâchent : la mise en scène. J’avoue que je ne suis pas très fan du travail de Calixto Bieito à la base, mais j’essaie de garder l’esprit ouvert.
J’ai apprécié l’idée de l’épave de cargo symbolisant le passé de corsaire du héros, et éventuellement le choix de costumes évoquant l’Italie populaire des années 1960 (même si, dans ce genre, Le barbier de Séville fait ça beaucoup mieux…).
En revanche, le décor intégralement noir, le bateau gris métallique sombre dont la carcasse est soulignée de néons, et qui tourne sur lui-même pour on ne sait quelle raison, le sol noir… ça fait mal aux yeux et c’est pas bien joyeux. On a compris que c’était un drame, était-il nécessaire d’en faire des tonnes ? Par ailleurs, je commence à en avoir marre de ces recours systématiques et pas forcément heureux à la projection vidéo (pourquoi une jeune femme à poil sur laquelle courent des rats à l’entracte ? pourquoi forcer Ludovic Tézier à regarder fixement la caméra pendant 10 minutes tandis que ses petits camarades poursuivent l’intrigue ?). Je pense que je vais finir par éditer un bingo de l’opéra de Paris, ce sera rigolo.
Enfin, j’aimerais qu’on m’explique la présence de la figurante incarnant le spectre de Maria. On se doutait bien qu’elle pesait sur l’histoire… Et pourquoi l’amener dans une bâche en plastique, se débattant faiblement comme si elle avait été agressée et la faire agoniser en scène ? Pourquoi fallait-il qu’elle se balade seins nus à partir du deuxième acte ? 

Bref, si j’ai passé une bonne soirée, que j’ai été emportée par le chant et la musique, j’avoue que le reste n’a pas été à la hauteur à mes yeux…

Cendrillon

Qui ne connaît pas le conte de Cendrillon ? Dans cette version de Rudolf Noureev, Cendrillon est exploitée par sa méchante belle-mère et ses deux belles-sœurs dans le bar familial. Un producteur de cinéma qu’elle soigne à l’occasion d’un accident joue le rôle de sa bonne fée et lui accorde le premier rôle dans une nouvelle production. Cendrillon fera la connaissance de son prince en la personne de l’acteur-vedette, mais ne devra pas oublier les douze coups de minuit…


Je ne connaissais pas ce ballet, ni même la musique qui l’accompagne – contrairement à beaucoup de ballets classiques, la partition n’a pas été reprise dans le dessin animé éponyme de Disney. Mais pour moi ballet classique + Noureev + opéra de Paris, ce ne pouvait être qu’une bonne surprise. Ayant récupéré la place de Leen qui ne pouvait assister à la représentation, j’ai même réussi à convaincre l’Anglais de m’accompagner.

Force est de constater que ça a un peu vieilli. Transposer l’histoire de Cendrillon dans le Hollywood des années 1920 n’est pas une mauvaise idée, mais Noureev a semble-t-il voulu se faire plaisir sans trop de cohérence. Au-delà des pas classiques, on trouve aussi un numéro de claquettes (en partie couvert par l’orchestre) et des variations plus contemporaines (notamment les Heures).
Si la danse conserve la plupart du temps un côté intemporel, l’aspect visuel du ballet a pas mal souffert : c’est une oeuvre de 1986, et les costumes comme les décors sont très marqués par leur époque – je précise que je suis presque en train de commettre un crime de lèse-majesté familial puisque les décors sont l’oeuvre d’un cousin de mon père. Dès qu’on s’éloigne des tenues 1920s/flapper, on bascule dans le kitsch d’un goût un peu douteux. Si j’avais déjà noté ce problème dans Le lac des cygnes, cette fois-ci ça saute aux yeux. Pour un art aussi visuel que la danse, c’est mortel.

Mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Et la danse, qu’en est-il ?
Justement… Le ballet de l’Opéra de Paris est en crise, on le sait, mais ce soir, on l’a senti sur scène. Rien de dramatique, mais il y a eu des imprécisions à plusieurs reprises, des petits décalages… Ludmila Pagliero et Germain Louvet, dans les rôles principaux, sont d’excellents danseurs, mais force est de constater qu’il ne se passe pas grand-chose entre eux – seul leur pas de deux dans le deuxième acte a su me toucher.
En réalité, ce sont surtout les seconds rôles qui m’ont plu : Emilie Cozette et Ida Viikonski en belles-sœurs bouffonnes et, surtout, Alexandre Gasse en belle-mère (bravo pour le travail sur pointes !).

Alors faut-il jeter Noureev avec l’eau du bain (et Aurélie Dupont…) ? J’ai l’impression que l’ancien directeur de la danse est devenu une statue du Commandeur encombrante qui sclérose le ballet et l’empêche, à l’heure actuelle, d’évoluer vers le 21ème siècle. Je n’ai pas la prétention de m’y connaître en profondeur, mais c’est un ressenti global.

(Et bordel, qu’on nomme François Alu étoile, quoi.)

Opéra Atelier Toronto : Actéon / Pygmalion

Actéon de Charpentier et Pygmalion de Rameau. Ces fameux mythes grecs, extraits des Métamorphoses d’Ovide, se transforment en chefs-d’œuvre lyriques fascinants entre les mains de deux des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique française.


J’adore l’opéra – je tiens ce goût de mon père – et j’ai une tendresse particulière pour l’opéra baroque. Or il se trouve qu’une compagnie d’opéra baroque réputée, l’Opera Atelier, est sise à Toronto, qu’elle donne deux spectacles par an, dont un pendant notre séjour, et que l’anniversaire de mon père tombe à peu près à cette période. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, c’était un cadeau tout trouvé.

Le pari de cette production est de présenter deux opéras en un acte, l’un de Charpentier, l’autre de Rameau, tous deux d’inspiration mythologique.
Dans Actéon, le héros éponyme est un roi chasseur qui, surprenant Diane au bain, est changé par cette dernière en cerf, et dévoré par ses propres chiens. La mise en scène est élégante, avec de très beaux décors et costumes, totalement dans le ton du 17ème siècle. L’immense point fort de la compagnie est qu’elle est composée à la fois de chanteurs et de danseurs, et ces derniers animent comme il se doit les spectacles par leurs chorégraphies.


Colin Ainsworth en Actéon est bien, même s’il a démarré le premier air visiblement à froid et que j’ai eu un peu d’inquiétude. Mais il s’est ensuite “lâché” pour culminer dans l’agonie du héros – à ce propos, j’ai beaucoup aimé l’idée de représenter sa métamorphose par une danse plutôt que par un costume chargé. J’ai retrouvé avec plaisir Allyson McHardy, entendue il y a quelques années dans le rôle d’Arcabonne dans Amadis de Gaule, à Versailles. En revanche, Mireille Asselin en Diane (puis dans le rôle de l’Amour dans le second opéra) était franchement un cran en-dessous. Hasard de la soirée ou réelle faiblesse ?
Les solistes comme les chœurs ont généralement une bonne diction (je dis “généralement” car j’ai assez peu compris l’un des solistes), si bien que nous avons pu suivre le livret sans avoir recours au surtitrage, ou presque.

Après un interlude pour violon et danseur assez peu utile à mon sens (bon, d’accord, la musique était belle), soi-disant pour créer un pendant au rôle d’Amour, le second opéra débute.
Pour Pygmalion, si Colin Ainsworth endosse de nouveau le rôle-titre, les solistes féminines se répartissent différemment : Mireille Asselin (toujours faible…) devient Amour, Allyson McHardy ne dispose malheureusement que de quelques secondes en Céphise, et Meghan Lindsay incarne la statue. Cette dernière est d’ailleurs bien plus à l’aise vocalement, et c’est un vrai plaisir de l’entendre. On peut ajouter à cela le tour de force consistant à rester parfaitement immobile pendant les dix premières minutes de l’oeuvre (j’avais des crampes aux bras pour elle).

Musicalement, c’est un peu bancal : Pygmalion chante une grosse moitié du livret, entrecoupé de longs intermèdes musicaux propices aux danses. Je n’ai rien à redire sur l’interprétation : Colin Ainsworth était dans son élément et a livré une très belle performance, tandis que les danseurs étaient à la fois drôles et légers.
Niveau décors et mise en scène, les créateurs se sont laissés aller à plus de fantaisie, notamment dans le tableau final (je n’en dis pas plus, ce serait dommage). La perspective et le fond de ciel donnent une impression de fantasme ou de rêve éveillé, les numéros dansés sont l’occasion de rire un peu.

Au final, c’était charmant. J’ai passé une excellente soirée, écouté et vu avec plaisir de l’opéra et de la danse baroques, et je recommencerai volontiers l’expérience avec cette troupe.
Alors, certes, c’est à Toronto, mais si j’en parle, c’est aussi parce qu’ils seront en représentation à l’opéra royal de Versailles fin novembre-début décembre. Et quelque chose me dit que, dans ce décor et avec cette acoustique, le résultat n’en sera que plus beau.

Opera Atelier Toronto à Versailles, du 30 novembre au 5 décembre 2018

Les Huguenots

A la veille de la Saint-Barthélémy, Raoul de Nangis, protestant, et Valentine de Saint-Bris, catholique, tombent amoureux. Au-delà de leur tragédie personnelle, Meyerbeer met en musique les tractations politiques et les vengeances qui mènent au massacre de 1572.

Je ne connaissais cet opéra que de nom, mais il avait tout pour me plaire. Les cinq heures de spectacle annoncées ne me faisaient même pas peur (j’ai vu Les maîtres chanteurs de Nuremberg, moi, madame) et, pour couronner le tout, Clara nous a appris peu après notre réservation qu’elle ferait partie de chœurs.

En guise de prologue, un “extrait de journal” d’un soldat daté de… mars 2063. Pourquoi ? Comment ? Bonne question, à laquelle nous n’aurons jamais de réponse. S’agissait-il de justifier les décors blancs inspiration Ikea et les costumes d’inspiration historique mais très épurés ? Probablement.
La mise en scène est agréable et les actes s’enchaînent sans temps mort. J’en viens presque à regretter la vingtaine de minutes supprimée de la partition pour les besoins de ce spectacle !  Soyons francs, en écoutant Meyerbeer, j’ai eu l’impression de découvrir l’enfant caché de Verdi et Wagner : c’est peu de dire que ça envoie.

Les solistes se donnent à fond, en dépit de deux changements très tardifs dans le cast : Yosep Kang a repris le rôle de Raoul abandonné par Bryan Himel 15 jours avant la première et Lisette Oropesa a remplacé Diana Damrau dans celui de Marguerite de Valois. Alors, ça donne quoi ? Yosep Kang, s’il connaît le rôle et a des circonstances atténuantes, est en difficulté dans les aigus : dès qu’il faut pousser, il souffre, et il a craqué à deux reprises.
En revanche, Lisette Oropesa est SUBLIME. Vraiment. Jamais je n’ai entendu quelqu’un autant ovationné à Bastille (et pourtant j’ai assisté aux adieux de Natalie Dessay au rôle de La Fille du régiment). Cette fille a une voix d’une pureté incroyable, je pense qu’elle pourrait tirer des larmes à une pierre. Ses solos étaient des moments de grâce qui à eux seuls justifiaient tout le spectacle.
Je ne suis pas très fan d’Ermonela Jaho et de son vibrato très accentué, mais il faut lui reconnaître un grand talent dramatique : elle vit son rôle et le communique au public. Karine Deshayes, que j’aime beaucoup, se balade littéralement dans le rôle du page. C’est tellement dommage qu’on lui ait supprimé un air ! Je serais prête à écouter ça tout le temps. Quoi qu’il en soit, c’était beau.
Du côté des hommes, Florian Sempey campe un Nevers à la fois comique et tragique à mesure que le personnage évolue. Mention spéciale à Nicolas Testé dans le rôle de Marcel, serviteur intransigeant de Raoul, vieux soldat aguerri qui se dévoue jusqu’au bout. Et puis, bon, les voix graves, c’est mon truc, alors c’est encore mieux.

Enfin, les chœurs sont impressionnants de puissance (et je ne dis pas ça parce que C. était dedans, hein), parvenant à couvrir l’orchestre qui joue à pleins tubes. Ils sont extrêmement sollicités, interprétant des soldats, des membres des deux partis, des nobles, des gens du peuple, des religieux… c’est un vrai marathon.

Pour conclure, le spectacle en vaut la peine, malgré ses quelques défauts. Oui, c’est long – mais il y a deux entractes – oui Yosep Kang n’est pas toujours à la hauteur, oui la mise en scène aurait pu être plus inventive… mais tout cela est largement contrebalancé par les interprètes, on en prend plein les yeux et les oreilles et, à titre personnel, c’est ce que j’aime à l’opéra.

 

Martha Graham Dance Company

Vendredi dernier, Leen et moi avons repris le chemin de l’opéra. Et pour ouvrir la saison, quoi de mieux qu’un ballet ? Ou plutôt, qu’une compagnie invitée, celle-ci mondialement célèbre ?
Je connaissais Martha Graham de nom, mais c’est à peu près tout. La lecture de Martha ou le mensonge du mouvement, de Claude Pujade-Renaud, m’a ouvert son univers créatif et m’a, je pense, permis de mieux savoir à quoi m’attendre en termes de danse et de technique. Mais à mon sens, même un novice absolu un peu intéressé par la danse pourrait y trouver son compte.


Le programme présentait quatre pièces : Appalachian Spring, peut-être la plus connue des créations de Martha Graham, Ekstasis un solo de 1933, dont la chorégraphie a été ré-imaginée par Virginie Mécène, trois variations autour du ballet Lamentation, et enfin The Rite of Spring, qui fut, je crois, la dernière création de Martha Graham à 89 ans.

Appalachian Spring était une commande de la Bibliothèque du Congrès de Washington pour remonter le moral de la population américaine à la fin de la guerre. Il met en scène un jeune couple de pionniers le jour de son mariage. Ceux-ci sont entourés de quatre jeunes filles censées incarner la foi, d’un pasteur qui les bénit et d’une pionnière supposément plus âgée. Le ballet est beaucoup plus “doux” que nombre d’œuvres de Martha Graham, avec des robes longues pour les femmes, des mouvements plus fluides et une atmosphère réellement enjouée.
J’ai beaucoup aimé cette pièce, sans doute une des plus “faciles” pour entrer dans l’univers de la chorégraphe.

Ekstasis était un solo créé par Martha Graham considéré comme perdu : il n’existe aucun enregistrement vidéo et seulement quelques brèves descriptions. De même, la partition originale a disparu. Virginie Mécène, ancienne danseuse et actuelle directrice de la compagnie, a donc ré-imaginé cette chorégraphie à partir de ces fragments, s’inspirant de ce que les témoins de l’époque et la créatrice elle-même en disaient. Le résultat est effectivement à la hauteur, très technique, et interprété cette fois-ci par Aurélie Dupont.
Rendons à César… la Patronne est bel et bien une danseuse incroyable (même s’il y a eu un énorme blanc dans le public quand sa participation a été annoncée).  J’avoue toutefois avoir été moins touchée par cette pièce, peut-être par l’effet un peu hypnotique d’une scène presque entièrement plongée dans l’obscurité qui m’a empêchée de réellement me concentrer ?

Viennent ensuite les variations autour du solo Lamentation. La première variation a été conçue en 2007 pour une soirée hommage aux victimes des attentats du 11-septembre. Devant le succès de cette réinterprétation, cette pratique s’est répétée, au point que l’on compte désormais une quinzaine de variations, dont trois étaient présentées ce soir (notamment la n°1).
La première est celle qui m’a le plus émue, et j’ai trouvé qu’elle résonnait vraiment avec le titre et les conditions de création de l’oeuvre. Les deux suivantes m’ont moins parlé (la fatigue, peut-être ?).

Après l’entracte, la compagnie revient avec Rite of Spring, soit la chorégraphie de Martha Graham pour le Sacre du Printemps, sur la célèbre musique de Stravinski. Le ballet raconte le sacrifice d’une jeune femme, l’Elue, en guise de rite propitiatoire pour le printemps.
Cette version était ma première de ce ballet, chorégraphié par de nombreux artistes. C’est un spectacle tout en tension, en force, en opposition, la danse est presque “brutale”, elle est en tout cas brute et implacable. La chorégraphie ne laisse pas de repos aux danseurs comme aux spectateurs, et on en sort le souffle court. Vous l’aurez compris, cette pièce a été un vrai coup de cœur, peut-être l’archétype de ce que je m’attendais à vivre lors de cette soirée.

La fille mal gardée

Lise et Colas, jeunes laboureurs, s’aiment malgré la mère de Lise, qui ambitionne de marier sa fille à Alain, un jeune citadin ridicule mais sans doute plus riche. Les deux amoureux vont user de stratagèmes, jusqu’à détourner une ruse de la mère, pour parvenir à leurs fins et passer leur vie ensemble.


On est d’accord, c’est un ballet “classique”, l’argument est très léger – il s’agit du plus vieux ballet au répertoire, puisqu’il date de la fin du 18ème siècle. Toutefois, la chorégraphie dépoussiérée de Frederick Ashton, qui date des années 1960, tout en conservant la légèreté, le comique, et l’alternance avec les scènes de pantomime, offre de vrais défis aux solistes, en particulier aux interprètes de Lise et Colas.

Jeudi soir, avec Marion, nous avons eu la chance d’admirer Alice Renavand (que j’adore depuis que je l’ai vue – il y a longtemps – dans Kaguya Hime de Jiri Kilian) et François Alu (notre idole) (sans mauvais jeu de mots) (quoique). C’était drôle, enlevé, juste. Le couple s’entend bien et prend visiblement plaisir à danser ensemble. Allister Maddin dans le rôle d’Alain et Simon Valastro dans celui de la mère donnent toute son ampleur au comique de l’histoire.
J’ai beaucoup apprécié cet hymne à la soi-disant simplicité authentique campagnarde face à la sophistication fallacieuse de la ville (Rousseau, sors de ce corps), et à la façon dont il était si bien mis en scène : le fil rouge du ruban, que l’on retrouve en particulier dans la scène du maypole, la danse des sabots (ou comment faire entrer les claquettes à l’Opéra), la danse du coq et des poules…

Au final, c’est un spectacle très divertissant, porté par des artistes talentueux, et vraiment ouvert à tous les publics. L’histoire est simple et ne cherche pas à être moralisatrice, on rit beaucoup, les décors et les costumes sont beaux, la musique enjouée… C’est sans doute par ce ballet-là que j’aurais pu commencer l’éducation de la Crevette ! En tout cas, je l’emmènerai lorsqu’il sera remonté.

En revanche, et malgré nos prières, François Alu n’a toujours pas été nommé Etoile. Ca devient ridicule.

La fille mal gardée, Palais Garnier, jusqu’au 13 juillet 2018

Master class Eleonora Abbagnato et Benjamin Pech

Pour la première édition du Paris de la Danse, Éléonora Abbagnato, directrice du ballet de Rome et danseuse étoile de l’Opéra National de Paris dirigera avec Benjamin Pech, danseur étoile de l’Opéra National de Paris, la répétition des pas de deux des ballets, Le Parc d’Angelin Preljocaj et Carmen de Roland Petit. Ils sont accompagnés de quatre danseurs du ballet de Rome.


Cet événement était proposé au Théâtre de Paris dans le cadre de leur festival “Le Paris de la danse”, qui vise à ouvrir leur scène à la danse. Je n’en avais absolument pas entendu parler lorsque j’ai découvert, presque par hasard, des places à tarif réduit sur Vente Privée (j’ai déjà eu recours à ce service, je n’ai jamais été déçue). J’ai immédiatement envoyé un petit mot à Marion Olharan, une de mes acolytes de la danse, et banco, nous avions réservé au parterre pour une somme franchement modique.

Pendant que le public s’installe, les danseurs se chauffent à la barre sur scène, comme lors d’un vrai cours. Après une brève présentation de animateurs de la soirée et de leurs carrières, on débute par un extrait de “Carmen” de Roland Petit, interprété par Sara Loro et Michele Satriano. Les danseurs montrent leur travail aux deux Etoiles, qui les interrompent régulièrement, pour revenir sur la partie qui vient d’être dansée “ça c’est bien”, “plus souple”, “à l’espagnole”, etc. En dépit des apparences, Eleonora et Benjamin (allez, on a passé deux heures ensemble, on peut les appeler par leurs prénoms) font ça avec bienveillance et fermeté (dont un “rentre le ventre” qui suscitera un “quel ventre ?” unanime de Marion et moi), n’hésitant pas à souligner les forces et les faiblesses des danseurs, mais sans jamais se départir de leur humour et de leur bonne humeur. Leurs commentaires sont émaillés de souvenirs et de plaisanteries.
Eleonore Abbagnato a entretenu une relation personnelle très forte avec Roland Petit, qui se sent dans la façon dont elle transmet le rôle à Sara Loro. Elle évoque aussi Zizi Jeanmaire, épouse et muse du chorégraphe, qui créa le rôle en 1949, rappelle l’exigence absolue du maître et la façon dont la sexualité et la sensualité imprégnaient tous ses ballets.

On passe ensuite au troisième acte du Parc, intitulé “L’abandon”, et devenu extrêmement célèbre à cause de son porté-baiser (mais si, rappelez-vous la pub Air France ou, plus récemment, Danse avec les stars). Benjamin Pech a fait ses adieux à l’Opéra avec cette pièce, qu’il a justement dansée avec Eleonora Abbagnato. On sent une émotion encore plus palpable, un ballet qui a beaucoup compté dans la vie des deux danseurs, et un plaisir fou à raconter, transmettre ce qui fait l’essence de cette chorégraphie.
Cette fois-ci, ce sont Giorgia Calenda et Claudio Cocino qui présentent leur travail. Les gestes sont précisés, affinés, montrant, encore une fois, que rien n’est jamais parfait en danse et que le mouvement peut toujours évoluer – Eleonora se fend même d’une imitation de Claude Bessy (“Ca pourrait être mieux”). Benjamin Pech plaisante en expliquant que, dans cet adage, tout le boulot revient au danseur, sous l’air faussement choqué de sa binôme.
Pour conclure, Eleonora… propose qu’une spectatrice vienne essayer le fameux porté. Moment fébrile dans la salle : qui va oser ? Une jeune femme se propose – elle a fait de la danse, je vous rassure – la danseuse lui explique le placement des mains et des jambes, avant de conclure d’un : “C’est une figure qui donne de grosses crampes au dos, c’est normal”. Ahahaha. Moi, à la place de la fille, je me serais liquéfiée sur place. N’empêche que celle-ci s’en sort vraiment bien, sous une salve d’applaudissements.

Eleonora et Benjamin disparaissent pour laisser la scène à Giorgia et Claudio, qui interprètent l’adage dans son entier. Puis le rideau tombe quelques instants avant de se relever sur les deux stars de la soirée, en costume pour Le Parc.
Autant dire que c’est une autre dimension. D’un coup, on oublie tous les commentaires, les blagues et les explications pour se laisser happer par le plaisir de la danse. Les deux Etoiles sont à l’unisson, dans une sorte de corps à corps qu’ils connaissent parfaitement et transcendent (même les problèmes de pantalon de Benjamin Pech, pfff). Ils nous ont offert un moment de grâce, et prouvé, une fois encore, que l’Art et la Beauté (je mets des majuscules, je suis d’humeur lyrique) font du bien à l’âme.

Phaéton

Voici l’histoire de Phaéton, valeureux conducteur du char du Soleil, qui domine la voûte céleste de ses courses chaque jour renaissantes. Mais la Gloire, l’Honneur, l’Amour, portés à l’excès, feront chuter ce jeune Dieu… Destin foudroyé, mise en garde pour Louis XIV ?


Cet opéra tient une place toute particulière : c’est le premier CD de musique baroque que je me suis offert il y a bientôt vingt ans (avec entre autres Paul Agnew, Laurent Naouri et Marc Minkowski dans une chemise atroce). Je l’ai beaucoup écouté, je connais certains airs par cœur. Aussi, quand j’ai vu qu’il était programmé au château de Versailles cette saison, j’ai été ravie. Mais… j’ai complètement oublié de réserver (et puis Versailles c’est loin, et encore plus avec les grèves). Fort heureusement pour moi, ma marraine la bonne fée mon père m’a offert une place pour mon anniversaire.

Premier changement par rapport à l’enregistrement que j’ai écouté en boucle : la direction musicale est plus “ronde”, les attaques m’ont semblé plus douces. Deuxième (gros) changement : les chanteurs utilisent la prononciation restituée ! Ca consiste à parler comme au XVIIème siècle, c’est-à-dire en prononçant les “oi” à la québécoise (“oué”), en faisant chanter les “an” et “ain”, et en prononçant beaucoup de “s” finaux ainsi que le “r” de l’infinitif. Autant dire que ça décoiffe, et que clairement ça en a dérangé certains. J’ai mis une bonne vingtaine de minutes à m’habituer, mais c’est vrai que ça demande un petit effort d’adaptation. (Pour avoir une idée de ce que ça donne, vous pouvez cliquer ici.)

Et pour le reste ? La direction musicale est impeccable, mais on n’en attend pas moins de Vincent Dumestre, fondateur du Poëme Harmonique, et dont j’admire le travail. J’ai beaucoup aimé Mathias Vidal dans le rôle-titre, qui après un début en demi-teinte, sans doute lié à l’ambiguïté du personnage, déploie son talent dans la deuxième partie du spectacle. Le reste du cast, moitié français, moitié russe (le spectacle est co-produit avec l’opéra de Perm), est à la hauteur, avec une mention spéciale pour Eva Zaïcik (Libye), Victoire Bunel (Théone), Lisandro Abadie (Epaphus – entre autres) et Viktor Shapovalov (Protée).

La mise en scène, en revanche, est peut-être le point qui m’a moins convaincue. Si j’ai apprécié le recours aux mouvements des bras propres à la danse baroque, certains passages m’ont paru très figés (non sans rappeler Le couronnement de Poppée vu il y a quelques années). Les projections vidéos, tendance super 8 et images d’archive, avaient quelque chose d’amusant (avec une petit pique à notre Jupiter national), mais m’ont parfois semblé hors de propos. La meilleure utilisation fut pour illustrer les différentes métamorphoses de Protée – là, le procédé était à la fois pertinent et saisissant.
Après, il faut reconnaître que le “souci” de la tragédie lyrique à la française, ce sont les longs intermèdes musicaux originellement dévolus à la danse et qu’il n’est pas toujours facile de meubler. Et si la façon de les traiter m’a parfois déçue, ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde.

Quoi qu’il en soit, c’était un spectacle qui en valait la peine et que je recommande.

Phaéton, Lully, Opéra royal de Versailles, jusqu’au 2 juin 2018

Dialogues des Carmélites

L’action débute en avril 1789. Blanche de la Force, une jeune aristocrate parisienne, annonce à son père son intention d’entrer au Carmel de Compiègne. La mère supérieure du couvent la reçoit et lui demande d’exposer les raisons qui la poussent à rejoindre cet ordre religieux. Devenue novice, Blanche va vivre les derniers jours de la congrégation mise à mal par la Révolution française. La troupe envahit le couvent, mais Blanche réussit à s’échapper. Les ordres religieux sont dissous et les religieuses condamnées à mort. Elles montent à l’échafaud en chantant le Salve Regina. Après bien des hésitations et des doutes sur sa raison d’être, Blanche les rejoint.

J’avais lu la pièce de George Bernanos quand j’étais au lycée. Cette histoire, qui a réellement eu lieu, m’a toujours fascinée (oui, vous avez le droit de penser que j’ai des goûts bizarres). Depuis, je voulais vraiment voir l’opéra, mais il n’est pas donné souvent, c’est pourquoi je me suis jetée sur les dernières places de la production du Théâtre des Champs-Elysées.

C’était une distribution de luxe : de très grandes voix, essentiellement féminines – Patricia Petibon, Sophie Koch, Anne Sofie von Otter, Véronique Gens, Sabine Devieilhe – pour interpréter avec force et sensibilité ces femmes torturées par le doute sur la vie, la mort, l’amour de Dieu. Le questionnement perpétuel de plusieurs personnages sur la justesse de leur choix, sur l’espérance en tant que vertu chrétienne, apporte une profondeur à l’histoire, qui ne se résume pas à une amourette contrée par le destin. Il s’agit de savoir jusqu’où, par foi, ou même par peur, on est prêt à aller. Les héroïnes ne sont pas d’un bloc, et c’est ce qui fait sens.

Alors que j’avais beaucoup de préventions contre lui – une sombre histoire de char d’assaut doré dans Aïda – j’ai trouvé la mise en scène d’Olivier Py formidable, jouant sur la dichotomie lumière / obscurité, enfermement / ouverture, établissant un dialogue parfois étonnant entre valeurs révolutionnaires et règle religieuse. La scène d’exécution finale, en particulier, réussit à éviter tous les écueils, que ce soit l’horreur, le pathos ou la fausse candeur.

Au final, c’était un spectacle magnifique, qui m’a davantage bouleversée que les précédents opéras vus cette année. A bien des égards, cela m’a rappelé le film Des hommes et des dieux – à la différence que, cette fois-ci, je n’ai pas pleuré, même si ça ne s’est pas joué à grand-chose. C’est une oeuvre forte, musicalement moderne mais audible, avec des questionnements, je pense, universels, et portée par des voix et des artistes talentueux.

Dialogues des carmélites, Théâtre des Champs-Elysées, février 2018