(Dé)goût et des couleurs

Comme beaucoup de gens, j’ai un rapport assez complexe à la nourriture et à l’alimentation. Ca a commencé très tôt : bébé, ma mère devait se battre pour me faire avaler autre chose que du lait ; petite, mon régime alimentaire fut pendant un temps composé exclusivement de jambon blanc, de concombre, de kiri et de Galak (parmi ces nourritures, il y en a deux aujourd’hui que je ne peux plus avaler, saurez-vous déterminer lesquelles ?).
Même si j’ai un peu diversifié mon assiette, me faire manger demeurait une gageure, d’autant que j’étais très rétive à la nouveauté. Il existait des blocages purement physiques (je n’aimais pas l’odeur du poisson donc je n’en mangeais pas), d’autres plus inconscients (longtemps je n’ai pas consommé de fromage parce que mon père n’aimait pas ça)…

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A l’adolescence, certains chocs assez durs à encaisser ont accentué ma tendance naturelle au comfort eating (manger pour se réconforter) et je suis devenue ce que les Anglo-Saxons appellent une “mangeuse émotionnelle” : je mange en fonction de mes émotions. J’ai tendance à plonger dans le sucré et/ou le gras si je n’ai pas le moral, si je m’ennuie… La liste peut être longue.
Mais cela, je l’ai beaucoup travaillé en analyse, et on peut dire aujourd’hui que, sans être résolu, c’est sous contrôle. Mon souci principal, ce sont mes dégoûts alimentaires qui ont longtemps été nombreux. Poisson, fromage, foie gras, salade… j’en passe, et des meilleures. Et puis un jour, le déclic.

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Udon (nouilles de blé) au boeuf

Ma sœur était à l’époque en école, se préparant à devenir ingénieur en sciences et techniques de l’alimentation (J’ai bon ?). Au cours d’une discussion à trois avec ma mère, elle s’est mise à nous expliquer qu’aucun goût n’était inné, et que tout était une question d’acquis, de culture, de mode, de représentations… Mine de rien, cette petite phrase a fait un sacré chemin dans ma tête.
Quelques mois (années ?) plus tard, au cours d’un séjour au Japon, je prévois de retrouver une de mes plus anciennes amies pour dîner à Tokyo. Je lui laisse toute latitude pour le choix du resto, j’adore la cuisine japonaise, c’est toujours bon. Tout en cheminant, nous discutons et je finis par lui demander ce qu’on va manger ; elle me sort un mot japonais, accompagné d’un geste qui me fait un peu froid dans le dos. A force de tâtonnements, je comprends que nous allons manger du ragoût de tripes de mouton à la mode de Kyûshû (donc épicé). Grosse sueur froide.
Mais je ne pouvais pas me dérober : le resto était réservé, je n’avais pas pensé un seul instant à lui communiquer des interdits quelconques, et je me suis dit qu’on verrait bien ce qu’on verrait… Au final, ça s’est bien passé – sans doute aussi parce qu’il y avait plus de nouilles et de légumes que de viande dans le bouillon – mais on ne s’est pas arrêtées en si bon chemin ! Enthousiaste, Shige-chan a également commandé des sushis de viande de cheval (cuite) et du tartare de foie de bœuf à la coréenne. Non seulement j’ai survécu, mais j’ai plutôt aimé, surtout l’assaisonnement du tartare.
Et je suis sortie de là en ayant perdu un gros paquet d’a priori sur la nourriture…

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Depuis, j’ai beaucoup élargi la palette des saveurs et des produits que je consomme. Certes, il y aura toujours des blocages (le café, même pas en rêve) ou des dégoûts (les fromages au lait cru, les agrumes cuisinés…), mais comparé à la petite fille que j’ai été, quel progrès ! Je crois que ma mère n’en revient toujours pas.
Aujourd’hui, je pars du principe que je suis adaptable et que rien n’est gravé dans le marbre. C’est aussi ce que j’essaie de me répéter quand la Crevette repousse d’un geste décidé sa cuillère à la troisième bouchée… mais ceci est une autre histoire !