Petites coupures à Shioguni

shioguni“Kenji avait emprunté de l’argent à des gens qui n’étaient pas une banque, pour ouvrir un restaurant qui n’avait pas de clients. Forcément, quand les prêteurs sont revenus, c’était pas pour goûter les plats.”


C’est avec cette seule indication sur l’histoire (assortie d’une recommandation dithyrambique – que je n’ai pas lue – de mon libraire et d’une récompense à Angoulême), que j’ai acheté cette BD. Florent Chavouet, pour les amoureux du Japon “pas comme les autres”, ce n’est vraiment pas un inconnu : c’est à lui que l’on doit les excellents Tôkyô Sampô et Manabe-shima, que je considère parmi les meilleurs albums sur le Japon actuel que l’on puisse trouver.
Dans le même style, fait d’apparents collages, d’esquisses, de dessins léchés, et de notes griffonnées, l’auteur nous raconte donc ce que l’on pense être l’histoire de Kenji, dans la ville de Shioguni, située dans le département de Tôsa (oui, je dis “département” et pas “préfecture” comme on m’a tout bien appris à l’Inalco). Rapidement, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une enquête menée a posteriori, peut-être par un journaliste, et que les protagonistes ne sont pas forcément ce qu’ils semblent être…

Il est difficile, voire impossible d’en dire davantage sans révéler un bout de l’intrigue. Mais franchement jetez-vous dessus, c’est génial. Outre le travail si particulier de Florent Chavouet qui colle parfaitement à l’ambiance du polar, je suis toujours aussi époustouflée de voir avec quelle maestria il rend l’atmosphère japonaise. C’est drôle, touchant, sombre, réaliste, sans jamais se prendre au sérieux… un vrai morceau de vie que l’on pourrait croire dérobé au Japon, et rendu de façon saisissante.

Petites coupures à Shioguni, Florent Chavouet, éditions Philippe Picquier, 21,50€

La lune est blanche

En 2011, l’Institut polaire français invite François et Emmanuel Lepage à rendre compte, dans un livre mêlant bande dessinée et photos, d’une mission scientifique sur la base française antarctique Dumont d’Urville, en Terre-Adélie.
En outre, il leur propose de participer, comme chauffeurs, au raid de ravitaillement de la base Concordia, située au coeur du continent antarctique, à 1200km de Dumont d’Urville ! Le Raid, comme on l’appelle, est LA grande aventure polaire !
Pour les deux frères, ce serait l’aventure de leur vie… Mais rien ne se passera comme prévu !

luneblanche

J’éprouve un intérêt tout particulier pour les TAAF, les terres australes et antarctiques françaises, depuis le génial blog Les manchots de la République qui racontait la vie aux Kerguelen, du point de vue du chef de district. En outre, je suis très admirative du travail d’Emmanuel Lepage, que j’ai découvert il y a deux ans avec sa BD Printemps à Tchernobyl, puis avec Voyage aux Iles de la Désolation, que je vous recommande très chaleureusement.

Cette fois-ci, le dessinateur, narrateur du voyage, travaille de concert avec son frère, photographe. Nous le suivons, tant dans un cheminement intérieur que dans un long voyage depuis la France jusqu’en Terre-Adélie, en passant par la Tasmanie et l’océan. Le récit mêle habilement réflexions personnelles, histoire de la conquête du continent antarctique (en plein 19ème siècle !) et portraits d’hivernants qui vont passer un an sur la base. En contrepoint, différents personnages interviennent pour expliquer la gestion du continent Antarctique ainsi que son importance écologique. C’est extrêmement bien documenté et passionnant.
Le dessin est magnifique, très réaliste tout en demeurant empreint d’une certaine poésie. Aux longues pages en noir et blanc relatant le quotidien des auteurs, se mêlent des pages sépia narrant le passé et, par fulgurances, des aquarelles ou pastels aux couleurs éclatantes. Il y a quelque chose de presque onirique dans certaines planches. Les photos, quant à elles, montrent la réalité du voyage et de la base : le blanc à perte de vue, la lumière aveuglante, la solitude intense…

Emmanuel Lepage, tous droits réservés
Emmanuel Lepage, tous droits réservés

On ressort de cet ouvrage comme d’un long tunnel ou d’un rêve éveillé. Outre le sujet, qui prête bien à l’évasion, le traitement choisi permet de se laisser happer dans la narration. Je n’avais pas envie de refermer ce livre, et ne peux que vous le recommander chaleureusement.

La lune est blanche, François et Emmanuel Lepage, Futuropolis

Les gardiens du Louvre

Taniguchi_les_gardiens_du_Louvre_vignetteDe passage en solitaire à Paris, un dessinateur japonais décide de s’accorder plusieurs jours pour explorer le Louvre et Auvers-sur-Oise. Au détour des couloirs, il croise des personnages étranges… sont-ils le fruit de son imagination, un produit de la fièvre ou, selon leurs propres dires, les gardiens du Louvre ?


J’aime beaucoup le travail de Taniguchi, et ce depuis de nombreuses années. Il fait partie des rares mangaka ayant encore droit de cité dans ma bibliothèque, car je trouve qu’il a une narration et un trait remarquables. Du coup, lorsque j’ai aperçu cet album, je ne me suis pas retenue bien longtemps (trois jours, je dirais) avant de craquer.

C’est un très bel ouvrage. Le dessin est précis – parfois, on devine la photo sous un ou deux paysages – tout en conservant une certaine douceur, peut-être apportée par la technique de colorisation (de l’aquarelle ? je ne saurais dire car je ne m’y connais pas assez). On retrouve l’atmosphère onirique caractéristique, rythmée par le monologue du personnage principal.
J’ai vraiment apprécié l’angle avec lequel le Louvre est abordé : l’auteur fait intervenir des personnalités japonaises en rapport avec le monde de l’art, établissant un lien entre la France d’aujourd’hui et le Japon d’autrefois, entre le narrateur et les peintres qu’il admire. La narration est sincère : ni trop érudite, ni faussement naïve, elle tombe juste et distille juste ce qu’il faut d’émotion.

J’ai toutefois deux regrets. Tout d’abord, j’aurais aimé connaître les circonstances de la réalisation de l’album : désir personnel du mangaka, résidence, oeuvre de commande…? Pas un mot sur le sujet au début ou à la fin de l’ouvrage. Ensuite, je trouve que le format choisi est un peu grand et contribue à donner une impression de vide dans les pages. Je pense qu’un volume de la taille des albums habituels de Taniguchi aurait été plus approprié.

Toutefois, c’était une excellente lecture, que je recommande vivement.

Les gardiens du Louvre, éditions du Louvre/Futuropolis, 20€

De cape et de crocs, tome 11 – “Vingt mois avant”

Decapeetdecrocs11Je suis une très grande fan de la série “De cape et de crocs”, et j’ai toujours eu beaucoup de plaisir à lire et relire cette histoire. L’imagination, les dialogues ciselés, la richesse de la langue employée, le tout servi par de très beaux graphismes aux couleurs éclatantes, en font une de mes BD préférées depuis bien longtemps. Aussi ai-je été à la fois triste et frustrée de refermer le dixième tome qui concluait l’histoire d’Armand et Don Lope.

Mais (car il y a un “mais”), j’ai eu la très bonne surprise d’apprendre qu’un nouveau tome de la série venait de sortir, se concentrant sur l’histoire d’Eusèbe (le trop mignon petit lapin), dont l’une des phrases préférées dans la série est : “Quand j’étais garde du cardinal”. Et nous suivons donc ses aventures, avant sa rencontre avec Armand et Don Lope, entre gardes du cardinal et héroïsme picaresque, dans un Paris du 17ème siècle très bien reconstitué, mais où l’on retrouve les éléments qui ont fait le succès de la série : animaux et humains se mêlent et interagissent de façon tout à fait naturelle, des allusions à la situation historique sont disséminées dans les pages, ainsi que de petits clins d’oeil à la culture “populaire”. On retrouve aussi le verbe haut et les alexandrins que j’aime tant à réciter dans ma tête et des personnages attachants.

Vous l’aurez compris, j’adhère complètement à ce nouveau volet de “De cape et de crocs”, même si je ne peux trop en dévoiler pour éviter de vous gâcher l’intrigue. Quoi qu’il en soit, je ne peux que vous inviter à vous jeter dessus et, surtout, à bien scruter tous les dessins à la recherche des “œufs de Pâques” disséminés dans les pages.

De cape et de crocs, tome 11 – “Vingt mois avant”, est publié chez Delcourt.

La couleur de l’air

bilalJ’ai décidé de ne plus acheter de livres, et je tiens parole… ou presque. Parce que, pour moi, les BD (et les livres pour enfants… hem) entrent dans une catégorie à part et ne sont donc pas concernées par mon embargo du moment. Du coup, lorsque j’ai découvert tout à l’heure le nouvel ouvrage d’Enki Bilal, je me suis jetée dessus.

Après Animal’Z et Julia et Roem, La couleur de l’air est le troisième (et dernier, semble-t-il*) tome de la nouvelle série de l’auteur. On assiste au “coup de sang”, une espèce de colère de la Terre qui décide de se remodeler et d’éliminer tout ce qui pose problème. On suit trois groupes : l’eau, avec Kim, Bacon et un dauphin ; la terre, avec Ana, Lester et un personnage étrange, ainsi que Julia et Roem accompagnés de Lawrence ; l’air, avec les jumelles, Esther, Anders et Zibbar.

J’ai toujours apprécié le dessin d’Enki Bilal, son utilisation de la couleur, ses faux brouillards en réalité très travaillés… et je ne suis pas déçue sur ce point. Alors que toute la première partie de la BD est quasi-monochrome, le trait reste lisible (évitez quand même de lire avec peu de lumière, vous allez vous brûler la rétine). L’apparition de la couleur vise à souligner un élément du scénario, et je dois dire que c’est très bien trouvé.
En revanche, n’ayant pas lu les deux tomes précédents (il n’est écrit que dans le préambule qu’il s’agit du troisième tome, et j’ai pour principe de seulement feuilleter, sans lire, les ouvrages que j’achète), j’ai bien senti qu’il me manquait certaines références. Rien qui empêche la compréhension, bien sûr, mais l’oeuvre de Bilal est toujours complexe et s’auto-cite régulièrement, donc c’est un peu dommage.

Au final, je pense que l’on peut dire que cette BD ravira les amateurs et ne convaincra pas plus les détracteurs de l’artiste. On retrouve toutes les caractéristiques picturales ou scénaristiques, les mêmes thématiques, mais à titre personnel, j’ai beaucoup accroché (plus qu’avec “Quatre ?”, la dernière que j’ai lue).

La couleur de l’air, Enki Bilal, Casterman, 18€

* Je précise “semble-t-il”, car Le sommeil du monstre avait été présenté comme le premier tome d’une trilogie qui s’est achevée en tétralogie…

Les vieux fourneaux, tome 2, “Bonny and Pierrot”

Aprvieux-fourneaux-tome-2-bonny-and-pierrotès un premier tome chaleureusement recommandé par Armalite et que j’ai adoré, j’ai eu la grande joie de découvrir la suite de la série “Les vieux fourneaux” samedi chez mon libraire. La dernière fois que nous avions vu les personnages, nous les avions laissés sur une plage italienne. On retrouve Pierre, Antoine et Emile, ainsi que Sophie quelques mois plus tard. Cette fois-ci, l’histoire s’intéresse plus particulièrement à Pierrot, dont les souvenirs sont réveillés d’un coup par la livraison d’un étrange colis.

J’ai autant aimé ce second tome que le précédent, ce qui n’était pas facile tant le premier avait mis la barre haut. Outre l’histoire de Pierrot, que l’on suit comme la dernière fois “en parallèle” entre aujourd’hui et les années 1950, et qui sert de fil rouge, chacun des personnages continue à avancer. Le théâtre du loup en slip gagne en profondeur – on assiste même à une géniale représentation – Antoine explore le nouveau Paris anar… En contrepoint, les délires contemporains autour d’une simple baguette (vous préférez une “câlinette” ou une “fleurimeuline du pape” ?) sont extrêmement bien vus et nous rappellent des situations similaires (pourrai-je me retenir de rigoler en réclamant ma “tradition” à ma boulangère ?).
Le ton est toujours aussi juste, truculent même, les bons mots et les répliques fusent, de même que les éclats de rire. On retrouve également la tendresse des auteurs pour leurs personnages et l’émotion qui se dégage des pages n’est jamais forcée ou fausse. Une très belle continuation.

Les vieux fourneaux, tome 2, “Bonny and Pierrot”, Dargaud, 12€