Moderne sans être occidental – Aux origines du Japon d’aujourd’hui

On a longtemps cru que la modernité était la forme particulière prise par le développement historique de nos sociétés. Dans le cas du Japon, on pensait que, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, il s’inspirait de la civilisation occidentale pour industrialiser le pays. Selon Pierre- François Souyri, l’histoire récente montre au contraire que la modernité telle que nous la concevions n’était que l’aspect particulier d’un phénomène mondial. Au Japon, la modernité a éclos sur le terreau de la pensée japonaise et chinoise au moins autant que sur des références venues d’Occident. Par ses remplois d’idéologies du passé, la modernisation japonaise oblige à relativiser le statut exemplaire de l’expérience occidentale. Cette modernisation a de fait fonctionné autant comme anti-occidentalisation que comme occidentalisation. Et, aussi bien, son rythme et les questionnements qu’elle suscite ont été identiques à ceux de l’Occident.


Pierre-François Souyri a été mon professeur il y a une douzaine d’années, et je gardais de lui le souvenir d’un regard très lucide sur le Japon contemporain. Il avait théorisé devant moi sa certitude que le Japon serait “sauvé par les femmes”, je suis encore aujourd’hui convaincue qu’il avait raison.
Quand j’ai découvert cet ouvrage sur la modernisation du Japon de la fin du shôgunat à la seconde guerre mondiale, je me suis jetée dessus. Mais c’était l’an dernier et, après avoir dévoré la copieuse introduction, nous avons découvert les punaises de lit dans la maison et je n’ai plus du tout eu la tête à lire un truc aussi sérieux. C’est donc avec plaisir – et courage – que je l’ai ressorti cet été dans l’idée d’en venir à bout avant la naissance du Paprika.

C’est un ouvrage historiographique remarquable, qui balaie très largement la pensée politique du Japon et la façon dont celle-ci s’est construite, sous une double influence sino-japonaise (l’héritage des lettrés, car n’oublions pas que la formation intellectuelle était essentiellement chinoise à l’époque) et occidentale, qu’elle soit voulue (le voyage du gouvernement japonais en Occident) ou subie (l’ouverture forcée au monde).
Souyri démonte consciencieusement le mythe d’un Japon qui se serait modernisé et occidentalisé en bloc, sous l’effet d’une volonté commune au peuple et à ses dirigeants parce que chacun aurait vu l’intérêt du pays à entrer de plain-pied dans le 20ème siècle. Au contraire, il souligne les lignes de faille, les affrontements, les bouillonnements politiques et sociaux aujourd’hui oubliés ou méconnus. J’y ai trouvé des échos à son cours (notamment la question des droits des femmes défendue par le groupe “les bas-bleus”), mais j’ai surtout absorbé et découvert une somme incroyable de choses sur une époque que je me targuais de connaître mieux que la moyenne.
La conclusion de Pierre-François Souyri est qu’il n’y a pas une seule origine à la modernisation du Japon, et permet d’aborder la question d’une façon moins “Occident-centrée” qu’à l’habitude.

Vous l’aurez compris, j’ai adoré cet ouvrage, au point de me remettre à rêver en japonais, ce qui ne m’était pas arrivé depuis une bonne dizaine d’années et ma rupture avec le Japonais (le prédécesseur de l’Anglais, comme vous l’aurez deviné). Néanmoins, c’est un ouvrage historiographique ardu, qui nécessite, à mon sens, un minimum de connaissances en histoire du Japon et, éventuellement, en langue japonaise (tout est traduit, mais maîtriser un peu la langue améliore la fluidité de lecture). Je le recommande à tous ceux que le Japon passionne, et qui souhaiteraient creuser au-delà des clichés colportés par le pays lui-même sur sa genèse moderne. C’est en outre un excellent moyen de comprendre les ressorts du Japon contemporain car il dessine les courants qui alimentent encore, près d’un siècle et demi après l’ouverture du pays au monde, la réflexion politique et sociale.

Moderne sans être occidental, Aux origines du Japon d’aujourd’hui, Pierre-François Souyri, Bibliothèque des Histoires, NRF Gallimard

Le pouvoir au fil de l’eau : Usage politique des images aquatiques en France (1594-1715)

pouvoir au fil de l'eauRécurrentes dans les discours des hommes et femmes politiques de nos jours, les images aquatiques ont une longue histoire inégalement explorée. Alors que la place de l’eau dans les représentations politiques de l’Antiquité et du Moyen Age est assez bien connue, elle ne l’est guère en ce qui concerne l’époque moderne. Les puissants de ce long XVIIe siècle n’inventaient pas cette pratique, mais ils la cultivaient assez fréquemment et très subtilement.


Il s’agit d’un bref ouvrage historiographique des plus sérieux. On pourrait se dire que le sujet, extrêmement pointu, relève de l’anecdotique, mais le raisonnement développé dans ces pages est très intéressant. Au fil des pages, l’auteur nous explique l’utilisation des métaphores aquatiques au cours du 17ème siècle, métaphores qui sont en réalité de véritables programmes politiques. C’est clair, concis, bien écrit (surtout quand on sait que la langue maternelle de l’auteur est le hongrois) et on achève la lecture avec le sentiment d’avoir gagné en intelligence.
Bien évidemment, ce livre s’adresse avant tout à des historiens et passionnés d’histoire, mais je pense qu’il peut aussi toucher ceux que la “communication politique” intéresse : du dauphin “roi des poissons” aux fontaines allégoriques en passant par la “nef de l’état”, les images créées par l’Ancien Régime ont parfois survécu de façon surprenante.
Pour conclure, je dirai que c’est exactement le genre d’ouvrage que j’aurais adoré lire pendant ma prépa, quand je courais après les exemples pertinents et inédits pour illustrer cette f***ue dissertation sur l’unité du royaume !

Le pouvoir au fil de l’eau, Dénes Harai, Les Indes savantes