Richard Cœur de Lion

Un Roi emprisonné, ses chevaliers qui veulent le délivrer et lui chantent leur fidélité, un air fameux “Ô Richard Ô mon Roi” entonné dans l’Opéra Royal par les Gardes du Corps de Louis XVI lors de leur banquet du 1er octobre 1789, pour saluer Marie-Antoinette et le Roi, déchaînant la vindicte et amenant la foule à Versailles, qui force la famille royale à quitter le château le 6 octobre pour ne jamais y revenir… C’est la fin de Versailles et de son Opéra Royal.
(Argument et photos trouvés sur le site du château)

Pour mon anniversaire en retard, mon père m’a offert une place pour cet opéra qui me faisait de l’oeil, notamment parce qu’il en avait entendu parler dans… le Toronto Star. En effet, le metteur en scène et la chorégraphe sont à la tête de l’Opera Atelier Toronto, que nous étions allés voir l’an dernier.
Cette oeuvre courte (à peine 1h30), porte sur la fuite imaginaire de Richard Coeur de Lion, emprisonné au secret à Linz, en Autriche (en vrai, il a été libéré après deux années de captivité, une fois que sa mère a rassemblé une énorme rançon). Elle met surtout en scène le ménestrel Blondel, venu sur la foi d’informations délivrer son roi.

La partition est très agréable, sans le moindre temps mort. On prend plaisir à découvrir cette musique dans ce qui fut son cadre initial. Comme il s’agit d’une oeuvre à mi-chemin entre opéra et théâtre – il y a pas mal de dialogues – la quasi totalité de la distribution est francophone, sauf Richard, interprété par Renoud van Mechelen, qui est flamand. Le rôle principal est en réalité celui de Blondel, tenu avec brio par Rémy Mathieu. Les deux chanteuses principales, Melody Louledjian (Laurette) et Marie Perbost (Antonio/La comtesse), ne sont pas en reste et montrent la belle étendue de leur talent, aussi bien théâtral que musical.
La direction d’Hervé Niquet est à la hauteur de l’oeuvre, toute en vivacité et en virtuosité. Cette énergie se retrouve jusqu’aux saluts finaux, lorsqu’il entraîne toute la troupe d’un “hop là !” retentissant.

La mise en scène est très agréable, avec de magnifiques décors peints, des scènes de village, des combats… les solistes ont même l’occasion de s’avancer sur le proscenium et, vu que j’étais au premier rang, je me suis retrouvée à moins d’un mètre d’eux (bon, c’était un peu fort par moments, du coup). J’ai aussi pu admirer les costumes, de très belle facture, en particulier pour les femmes dont les robes étaient vraiment baleinées et pas juste lacées dans le dos. Un journaliste a souligné que les coloris évoquaient ceux de la salle de l’opéra royal, dans les tons bleu et or, ce qui est assez vrai.
Les danses étaient intéressantes, montrant notamment une valse, dont la mode était balbutiante à la création de l’opéra, ainsi qu’un quadrille et des danses populaires.

Dans l’ensemble, c’était un très joli spectacle, se voulant, non pas une restauration intégrale de l’opéra de 1784, mais plutôt une interprétation avec les moyens actuels dans le décor incroyable de Versailles. J’ai eu un petit regret : le soliste chargé d’entonner l’air “Et zic et zic et zoc” manquait clairement de projection, ce qui fait que, même au premier rang, j’ai eu du mal à l’entendre.

Les Indes galantes

Dépitée de voir que la jeunesse d’Europe préfère la guerre à l’amour, la déesse Hébé convoque les messagers d’Amour pour qu’ils se dispersent aux Indes (entendre par là : dans les colonies françaises).

Cette nouvelle production, mise en scène par Clément Cogitore et chorégraphiée par Bintou Dembélé, était très attendue parce que le but affiché était de “décolonialiser” l’oeuvre. En outre, elle réunit toute la jeune garde des chanteurs lyriques français (Sabine Devielhe, Jodie Devos, Julie Fuchs, Stanislas de Barbeyrac, Edwin Crossley-Mercer, Alexandre Duhamel, Florian Sempey, Mathias Vidal), et des danseurs issus de toutes les “branches” du hip-hop (je n’y connais rien, je précise). Ca promettait de dépoussiérer sévère.

Alors, qu’est-ce que ça donne ? Clément Cogitore transpose franchement l’opéra dans notre monde actuel, fait de béton brut et d’un cratère géant (“le volcan sur lequel danse la jeunesse” – soit), cratère dont une grue extrait des éléments de décor, tel un bout d’épave, ou qui se comble pour former un ring.

L’alliance du hip-hop et de la musique baroque, si elle peut sembler “contre nature” et faire frémir, fonctionne étrangement bien. Les artistes, chanteurs et danseurs, sont à la hauteur de l’oeuvre et prennent visiblement plaisir à être sur scène ensemble. Le grande réussite de cette production consiste à mêler solistes, chœurs et danseurs, offrant quelques moments de grâce : dans l’entrée des Incas du Pérou, Sabine Devieilhe interprète un magnifique “Viens Hymen…” tandis qu’un danseur occupe l’espace, créant une véritable symbiose. Plus tard, la scène du volcan (car il y a un vrai volcan dans l’histoire), transposée en battle filmée par des portables, est spectaculaire et portée par la voix d’Alexandre Duhamel.

Enfin, le plus grand tube de cet opéra, et “cérémonie du calumet de la paix” dans l’entrée des Sauvages (autant dire que, niveau colonialisme, on partait de loin…) offre un moment absolument réjouissant où les danseurs s’emparent de la scène, réitérant le coup d’éclat de Clément Cogitore en 2017, qui l’avait fait connaître. Il monte alors une énergie incroyable, une tension qui habite la salle entière et qui se déchaîne dans un tonnerre d’applaudissements.

Mais est-ce suffisant pour faire une bonne mise en scène ? Pas à mon sens. Clément Cogitore aligne une foule de références (Le diable s’habille en Prada, Michael Jackson, le joueur de flûte de Hamelin, Mike Tyson… mais pas que) sans mettre de liant. Le prologue, qui débute comme un défilé de mode, est assez rigolo, jusqu’à l’arrivée de l’Amour et de ses messagers, des enfants portant des lampes-torches aveuglantes (le public en fait les frais). Je n’ai pas compris de quoi il retournait.
Si les entrées des Incas du Pérou et des Sauvages fonctionnent assez bien, celle du Turc Généreux, quoique nourrie de bonnes idées (les naufragés sont des migrants “accueillis” par des inspecteurs sanitaires et un berger allemand), est assez brouillonne.
Enfin, l’entrée des Fleurs (censée se dérouler dans un jardin perse) est transposée en plein Red Light District, à Amsterdam, où les danseuses et chanteuses très court vêtues ondulent dans des cages vitrées, et où Tacmas, normalement déguisé en marchande, se retrouve en mère maquerelle (Mathias Vidal est d’ailleurs tout à fait convaincant, ce qui n’était pas gagné…). Moi qui, à l’entracte, m’étais réjouie que, pour une fois, on n’ait vu aucune danseuse ni chanteuse en tenue légère/à poil, ni scène érotique sur scène, j’en ai été pour mes frais. Par ailleurs, était-il nécessaire de transformer Julie Fuchs en une espèce de papillon de nuit géant digne de l’affiche du Silence des Agneaux pour lui faire chanter “Papillon inconstant” ? J’ai comme un doute.

Est-ce que ça en valait la peine ? Oui. La musique était belle, les interprètes excellents, et le mélange des genres fonctionnait. Est-ce que ça valait les standing ovations des deux premiers soirs ? Non, clairement pas.

Les Puritains

En Angleterre, au moment de la révolution, Elvira, fille de lord Walton, républicain puritain et partisan de Cromwell, et Arturo Talbot, fidèle aux Stuarts catholiques, rêvent de se marier. Las, les intrigues politiques et les jalousies risquent de les séparer à tout jamais et les conduire jusqu’à la folie…


Comment ai-je appris l’existence de cet opéra de Bellini ? Grâce a film Young Victoria avec Emily Blunt. Si. Comme la reine mentionne qu’il s’agit de son opéra préféré, j’étais très curieuse. Et force est de constater que c’est très beau.

Le personnage principal de cette histoire est bien entendu Elvira, interprétée par une Elsa Dreisig touchée par la grâce : des notes magnifiques, une présence incroyable, un jeu très juste… Elle parvient notamment à incarner la folie sans surjouer.
Mais elle est servie par une distribution parfaitement à la hauteur : Nicolas Testé (déjà entendu dans Les Huguenots l’an dernier – oui, il y a comme un thème), en Sir Giorgio, insuffle dignité et humanité à ce personnage d’oncle; Francesco Demuro fait un amoureux transi aux accents sincères ; et Igor Golovatenko donne de l’humanité à un “méchant” qui n’est en réalité qu’un amant éconduit, et un patriote.
Encore une fois, les chœurs sont puissants et bien dirigés, c’était u vrai plaisir. En plus, avec la présence d’une amie sur scène, on a pu jouer à “Où est Charlie ?” pendant tout le spectacle.

La mise en scène de Laurent Pelly est très bien conçue. Le décor est constitué d’une “carcasse” de château aux éléments modulables, et qui symbolise la prison, d’abord sociale, puis mentale, dans laquelle se trouve l’héroïne. Si les costumes ne brillent pas par leur magnificence (après tout, on est chez les puritains), ils respectent à peu près l’idée que l’on se fait de cette période (les robes très modestes des femmes, les chapeaux tronqués des hommes), à l’exception évidente d’Elvira, seule tache blanche dans ce camaïeu de gris et de noir, qui ne l’en rend que plus éclatante.

C’était une excellente façon de retrouver le chemin de l’opéra, pour une nouvelle saison qui s’annonce à la fois extraordinaire et décapante. Prochain arrêt : Les Indes galantes, dans la mise en scène de Clément Cogitore.

Don Giovanni

Don Giovanni, ou Don Juan, n’est plus à présenter : libertin aux mœurs dissolues, séduisant de gré ou de force tout ce qui porte jupon, n’hésitant pas à avoir recours au mensonge, au chantage voire au meurtre pour parvenir à ses fins… C’est le portrait et la déchéance de ce personnage que conte cet opéra si célèbre de Mozart, d’après les pièces de Tirso de Molina et Molière.


J’avoue que j’étais un peu hésitante pour ce spectacle. Déjà parce qu’il faisait une chaleur assez abominable et qu’on était installées à l’amphithéâtre (face à la scène tout en haut pour les gens qui n’ont pas de sous, mais où on est hyper mal assis), mais surtout parce que cette nouvelle production, dont la mise en scène est signée Ivo van Hove, me faisait peur. Soyons francs, je n’ai rien contre l’idée de dépoussiérer l’opéra, mais parfois un peu de paillettes ne fait pas de mal. Et je redoutais aussi, encore, des insertions de vidéo qui commencent à me sortir par les yeux.

Bon, le décor n’était pas très riant, mais évoluait de façon intéressante : à mesure que l’intrigue avance, les bâtiments censément en béton bougent de façon imperceptible. J’ai trouvé cela bien fait. Les costumes sont pas mal, même si les femmes sont, encore une fois, à la portion congrue : blanc ou noir pour Donna Anna pour un look très Carolyn Bessette, tailleur gris pour Donna Elvira et blouse pour Zerlina, alors que ces messieurs étaient soit en costume, soit en pantalon/chemise. La scène de la réception est venue apporter une touche de couleur bienvenue.
Le recours aux projections vidéo, qui commence à être systématique, fut pour une fois très discret, au moment de la descente de Don Juan aux enfers. Si cela m’a plutôt évoqué Dante, Malena, qui m’accompagnait, a immédiatement fait le lien avec la Shoah, ce qui est tout à fait vrai.
En revanche, qu’on m’explique pourquoi il fallait que Zerlina et Masetto fassent l’amour sur scène pour symboliser leurs noces.

Les interprètes étaient très bons, c’était d’ailleurs ma principale motivation à me taper 3h d’opéra en ayant mal aux jambes (et la musique de Mozart parce que, bon, c’est tellement beau). Stanislas de Barbeyrac, le régional de l’étape en Don Ottavio, amoureux transi, a été très applaudi, et à juste titre, mais n’a à mon sens pas signé la meilleure interprétation de la soirée.
J’ai eu un énorme coup de cœur pour Philippe Sly en Leporello, serviteur de Don Giovanni, capable de passer du dilemme moral à la bouffonnerie en un clin d’œil, et déjà entendu dans Jephta. Chez les femmes, Nicole Car, que j’avais admirée dans Eugène Onéguine, a confirmé son talent vocal et scénique, avec une Donna Elvira oscillant sans cesse entre retenue et espoir de rédemption.

En bref, j’ai passé un très bon moment en dépit de mes craintes, et j’ai même été agréablement surprise.

Don Giovanni, Palais Garnier, jusqu’au 13 juillet 2019

Les Troyens

Cet opéra de Berlioz, emblématique du “grand opéra à la française” en cinq actes, traite d’un sujet mythologique connu : la chute de Troie, puis la fuite des survivants guidés par Énée, d’abord à Carthage, puis en Italie.
En vrai, ça devrait plutôt s’appeler “Cassandre et Didon”, tant ces deux personnages féminins sont moteurs de l’intrigue. L’opéra peut se diviser en deux parties : la chute de Troie (actes I et II), où Cassandre tente désespérément de prévenir les siens de la catastrophe imminente ; et l’arrivée des Troyens à Carthage, où ils sont accueillis par Didon, qui tombe amoureuse de leur chef Énée, mais dont l’histoire d’amour se finit bien entendu très mal.

La première partie est portée par Stéphanie d’Oustrac, littéralement habitée par le rôle de Cassandre. Elle se joue de toutes les difficultés de la partition sans avoir l’air un instant de peiner, et malgré un costume jaune moutarde pour le moins déroutant. Son duo avec Stéphane Degout (Chorèbe) m’a beaucoup touchée.
En revanche, j’ai trouvé Paata Burchuladze en Priam assez peu compréhensible (ce qui est logique, mais quand même). Quant au reste de la distribution, et notamment Véronique Gens en Hécube, on s’interroge : pourquoi recourir à une grande voix si ce n’est que pour l’entendre noyée dans la masse le temps d’un air ?

La première partie sépare la scène en deux : d’un côté la ville de Troie en ruines (réminiscence de Beyrouth, semble-t-il), de l’autre l’élégant salon où se presse la famille royale de Troie. Cette dichotomie entre misère et opulence, fatigues de la guerre et querelles intestines est plutôt intéressante. Toutefois, les passages dansés ont été remplacés par des scènes plus “graves”, notamment un simulacre d’hymne national (la “Marche des Troyens”), qui oblige les chanteurs et le chœur à demeurer statiques un long moment. Du coup, on sent le temps passer.
Tcherniakov a eu une idée plutôt intéressante : utiliser une partie de la scène comme un écran façon Times Square pour diffuser des dépêches “en temps réel”.
Toutefois, le problème principal de Tcherniakov tient surtout à sa manie de réécrire les histoires qu’il raconte (cf. l’horreur pondue pour Casse-Noisette il y a quelques années). Du coup, on découvre, par courts films diffusés sur l’écran géant, que Priam a abusé de sa fille Cassandre, puis qu’Enée est un traître qui livre Troie aux Grecs. Hum. J’avoue ne pas percevoir l’intérêt.

La seconde partie dérape totalement. On se trouve à “Carthage”, un centre de soin psycho-traumatique pour victimes de guerre. Parmi elles, Didon (Ekaterina Semenchuk), probablement plus cognée que les autres, se prend pour la reine des lieux, et est doucement accompagnée dans son délire par Anna (Aude Extremo, remarquable) et Narbal (Christian Van Horn), sortes de thérapeutes/bénévoles en gilets rouges (vous aussi, vous pensez aux grèves SNCF ?). Énée débarque là avec les siens, notamment son fils Ascagne (Michèle Losier, impeccable), et il est visiblement perdu et en proie à des hallucinations qui lui intiment de gagner l’Italie.
Le problème de ce choix, outre qu’il piétine allègrement les nombreuses indications laissées par Berlioz, c’est que l’œil ne sait plus où regarder. On est sans cesse distrait par tel ou tel élément du décor ou de la narration qui détourne du propos principal. En outre, la tension dramatique qui pourrait naître de certaines scènes est carrément balayée au profit de jeux de rôle où chacun brandit des pancartes pour se mettre en condition.
Tcherniakov réussit le prodige de faire jouer au ping-pong deux solistes qui chantent (j’admire, c’était pas gagné), mais qui du coup perdent une bonne partie de leur projection. De même, le déchirant duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” entre Didon et Énée tombe complètement à plat, puisque les protagonistes ne se touchent pas et sont assis chacun à une table, n’échangeant parfois pas un regard.

Il est évident que le metteur en scène a plusieurs problèmes : il ne s’est jamais remis de la chute de l’URSS (en témoignent ces uniformes portés par Priam et Chorèbe dans la première partie), et il a un (gros) problème avec les femmes, qu’il semble ne considérer que comme des hystériques finies. Ca crie, ça balance des tables, ça se roule par terre… mais ça n’est jamais subtil, alors qu’il y avait pourtant matière.

Alors, faut-il jeter Les Troyens avec l’eau du bain ? Si j’ai apprécié de découvrir cette oeuvre que je ne connaissais pas, j’ai toutefois été franchement déçue par cette mise en scène qui a plombé la première partie et complètement achevé la deuxième. Les deux grandes voix, Stéphanie d’Oustrac (Cassandre) et Ekaterina Semenchuk (Didon), étaient à la hauteur, et très bien secondées, notamment dans la deuxième partie. Les chœurs (affreusement attifés, les pauvres) donnent de la puissance au propos, mais ne peuvent pas non plus réussir de miracle.
Honnêtement, la prochaine fois qu’un spectacle m’attire, si le nom de Tcherniakov apparaît à la mise en scène, je passerai mon chemin.

Simon Boccanegra

A Gênes, au 14è siècle, le corsaire Simon Boccanegra est porté au pouvoir par la plèbe, contre les patriciens, et devient doge. Alors qu’il avait accepté cette charge dans le but d’épouser sa bien-aimée, Maria, il apprend que cette dernière est morte et révèle que la fille née de leurs amours est portée disparue.
Vingt-cinq ans plus tard, le même Boccanegra, usé par le pouvoir, croit retrouver sa fille et ainsi être en mesure de régler les querelles incessantes entre les deux partis.


Ce fut l’opéra que j’ai failli ne pas voir. Après un trajet épique et un placement rocambolesque, j’ai passé la première heure et demie debout dans un recoin de la salle de Bastille, avant de gagner enfin mon siège. La dernière fois que j’en ai autant sué pour un spectacle, c’était pour assister à Lear d’Aribert Reimann, et j’étais partie à l’entracte. Alors, qu’est-ce que ça donne cette fois-ci ?

N’ayant pas eu le temps d’acheter le programme et donc de lire l’argument, j’ai eu un mal de chien à comprendre qu’il s’était écoulé vingt-cinq ans entre le prologue et la suite du récit. Pas de changement de décor, peu de changements des personnages, à ceci près que Boccanegra se lisse les cheveux en arrière et troque sa veste en cuir pour un costume et des lunettes.
Ludovic Tézier tient parfaitement son rôle, déchiré entre la politique et l’amour paternel. Les autres chanteurs sont également à la hauteur, en particulier Mika Kares en Fiesco (grande découverte de la soirée). A titre personnel, j’ai trouvé Maria Agresta un tout petit trop dans le vibrato (mais c’est peut-être parce que j’ai passé le premier acte à un endroit bizarre).
La direction musicale de Fabio Luisi est précise, et retranscrit toutes les nuances sans tomber dans le “poum-poum-poum” qu’il est facile d’attribuer à Verdi. Quant aux chœurs, comme toujours, ça envoie du lourd, et j’ai même senti le plancher vibrer à un moment, c’était très cool. Oui, je vais à l’opéra pour en prendre plein les oreilles.

Parlons des choses qui fâchent : la mise en scène. J’avoue que je ne suis pas très fan du travail de Calixto Bieito à la base, mais j’essaie de garder l’esprit ouvert.
J’ai apprécié l’idée de l’épave de cargo symbolisant le passé de corsaire du héros, et éventuellement le choix de costumes évoquant l’Italie populaire des années 1960 (même si, dans ce genre, Le barbier de Séville fait ça beaucoup mieux…).
En revanche, le décor intégralement noir, le bateau gris métallique sombre dont la carcasse est soulignée de néons, et qui tourne sur lui-même pour on ne sait quelle raison, le sol noir… ça fait mal aux yeux et c’est pas bien joyeux. On a compris que c’était un drame, était-il nécessaire d’en faire des tonnes ? Par ailleurs, je commence à en avoir marre de ces recours systématiques et pas forcément heureux à la projection vidéo (pourquoi une jeune femme à poil sur laquelle courent des rats à l’entracte ? pourquoi forcer Ludovic Tézier à regarder fixement la caméra pendant 10 minutes tandis que ses petits camarades poursuivent l’intrigue ?). Je pense que je vais finir par éditer un bingo de l’opéra de Paris, ce sera rigolo.
Enfin, j’aimerais qu’on m’explique la présence de la figurante incarnant le spectre de Maria. On se doutait bien qu’elle pesait sur l’histoire… Et pourquoi l’amener dans une bâche en plastique, se débattant faiblement comme si elle avait été agressée et la faire agoniser en scène ? Pourquoi fallait-il qu’elle se balade seins nus à partir du deuxième acte ? 

Bref, si j’ai passé une bonne soirée, que j’ai été emportée par le chant et la musique, j’avoue que le reste n’a pas été à la hauteur à mes yeux…

Opéra Atelier Toronto : Actéon / Pygmalion

Actéon de Charpentier et Pygmalion de Rameau. Ces fameux mythes grecs, extraits des Métamorphoses d’Ovide, se transforment en chefs-d’œuvre lyriques fascinants entre les mains de deux des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique française.


J’adore l’opéra – je tiens ce goût de mon père – et j’ai une tendresse particulière pour l’opéra baroque. Or il se trouve qu’une compagnie d’opéra baroque réputée, l’Opera Atelier, est sise à Toronto, qu’elle donne deux spectacles par an, dont un pendant notre séjour, et que l’anniversaire de mon père tombe à peu près à cette période. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, c’était un cadeau tout trouvé.

Le pari de cette production est de présenter deux opéras en un acte, l’un de Charpentier, l’autre de Rameau, tous deux d’inspiration mythologique.
Dans Actéon, le héros éponyme est un roi chasseur qui, surprenant Diane au bain, est changé par cette dernière en cerf, et dévoré par ses propres chiens. La mise en scène est élégante, avec de très beaux décors et costumes, totalement dans le ton du 17ème siècle. L’immense point fort de la compagnie est qu’elle est composée à la fois de chanteurs et de danseurs, et ces derniers animent comme il se doit les spectacles par leurs chorégraphies.


Colin Ainsworth en Actéon est bien, même s’il a démarré le premier air visiblement à froid et que j’ai eu un peu d’inquiétude. Mais il s’est ensuite “lâché” pour culminer dans l’agonie du héros – à ce propos, j’ai beaucoup aimé l’idée de représenter sa métamorphose par une danse plutôt que par un costume chargé. J’ai retrouvé avec plaisir Allyson McHardy, entendue il y a quelques années dans le rôle d’Arcabonne dans Amadis de Gaule, à Versailles. En revanche, Mireille Asselin en Diane (puis dans le rôle de l’Amour dans le second opéra) était franchement un cran en-dessous. Hasard de la soirée ou réelle faiblesse ?
Les solistes comme les chœurs ont généralement une bonne diction (je dis “généralement” car j’ai assez peu compris l’un des solistes), si bien que nous avons pu suivre le livret sans avoir recours au surtitrage, ou presque.

Après un interlude pour violon et danseur assez peu utile à mon sens (bon, d’accord, la musique était belle), soi-disant pour créer un pendant au rôle d’Amour, le second opéra débute.
Pour Pygmalion, si Colin Ainsworth endosse de nouveau le rôle-titre, les solistes féminines se répartissent différemment : Mireille Asselin (toujours faible…) devient Amour, Allyson McHardy ne dispose malheureusement que de quelques secondes en Céphise, et Meghan Lindsay incarne la statue. Cette dernière est d’ailleurs bien plus à l’aise vocalement, et c’est un vrai plaisir de l’entendre. On peut ajouter à cela le tour de force consistant à rester parfaitement immobile pendant les dix premières minutes de l’oeuvre (j’avais des crampes aux bras pour elle).

Musicalement, c’est un peu bancal : Pygmalion chante une grosse moitié du livret, entrecoupé de longs intermèdes musicaux propices aux danses. Je n’ai rien à redire sur l’interprétation : Colin Ainsworth était dans son élément et a livré une très belle performance, tandis que les danseurs étaient à la fois drôles et légers.
Niveau décors et mise en scène, les créateurs se sont laissés aller à plus de fantaisie, notamment dans le tableau final (je n’en dis pas plus, ce serait dommage). La perspective et le fond de ciel donnent une impression de fantasme ou de rêve éveillé, les numéros dansés sont l’occasion de rire un peu.

Au final, c’était charmant. J’ai passé une excellente soirée, écouté et vu avec plaisir de l’opéra et de la danse baroques, et je recommencerai volontiers l’expérience avec cette troupe.
Alors, certes, c’est à Toronto, mais si j’en parle, c’est aussi parce qu’ils seront en représentation à l’opéra royal de Versailles fin novembre-début décembre. Et quelque chose me dit que, dans ce décor et avec cette acoustique, le résultat n’en sera que plus beau.

Opera Atelier Toronto à Versailles, du 30 novembre au 5 décembre 2018

Les Huguenots

A la veille de la Saint-Barthélémy, Raoul de Nangis, protestant, et Valentine de Saint-Bris, catholique, tombent amoureux. Au-delà de leur tragédie personnelle, Meyerbeer met en musique les tractations politiques et les vengeances qui mènent au massacre de 1572.

Je ne connaissais cet opéra que de nom, mais il avait tout pour me plaire. Les cinq heures de spectacle annoncées ne me faisaient même pas peur (j’ai vu Les maîtres chanteurs de Nuremberg, moi, madame) et, pour couronner le tout, Clara nous a appris peu après notre réservation qu’elle ferait partie de chœurs.

En guise de prologue, un “extrait de journal” d’un soldat daté de… mars 2063. Pourquoi ? Comment ? Bonne question, à laquelle nous n’aurons jamais de réponse. S’agissait-il de justifier les décors blancs inspiration Ikea et les costumes d’inspiration historique mais très épurés ? Probablement.
La mise en scène est agréable et les actes s’enchaînent sans temps mort. J’en viens presque à regretter la vingtaine de minutes supprimée de la partition pour les besoins de ce spectacle !  Soyons francs, en écoutant Meyerbeer, j’ai eu l’impression de découvrir l’enfant caché de Verdi et Wagner : c’est peu de dire que ça envoie.

Les solistes se donnent à fond, en dépit de deux changements très tardifs dans le cast : Yosep Kang a repris le rôle de Raoul abandonné par Bryan Himel 15 jours avant la première et Lisette Oropesa a remplacé Diana Damrau dans celui de Marguerite de Valois. Alors, ça donne quoi ? Yosep Kang, s’il connaît le rôle et a des circonstances atténuantes, est en difficulté dans les aigus : dès qu’il faut pousser, il souffre, et il a craqué à deux reprises.
En revanche, Lisette Oropesa est SUBLIME. Vraiment. Jamais je n’ai entendu quelqu’un autant ovationné à Bastille (et pourtant j’ai assisté aux adieux de Natalie Dessay au rôle de La Fille du régiment). Cette fille a une voix d’une pureté incroyable, je pense qu’elle pourrait tirer des larmes à une pierre. Ses solos étaient des moments de grâce qui à eux seuls justifiaient tout le spectacle.
Je ne suis pas très fan d’Ermonela Jaho et de son vibrato très accentué, mais il faut lui reconnaître un grand talent dramatique : elle vit son rôle et le communique au public. Karine Deshayes, que j’aime beaucoup, se balade littéralement dans le rôle du page. C’est tellement dommage qu’on lui ait supprimé un air ! Je serais prête à écouter ça tout le temps. Quoi qu’il en soit, c’était beau.
Du côté des hommes, Florian Sempey campe un Nevers à la fois comique et tragique à mesure que le personnage évolue. Mention spéciale à Nicolas Testé dans le rôle de Marcel, serviteur intransigeant de Raoul, vieux soldat aguerri qui se dévoue jusqu’au bout. Et puis, bon, les voix graves, c’est mon truc, alors c’est encore mieux.

Enfin, les chœurs sont impressionnants de puissance (et je ne dis pas ça parce que C. était dedans, hein), parvenant à couvrir l’orchestre qui joue à pleins tubes. Ils sont extrêmement sollicités, interprétant des soldats, des membres des deux partis, des nobles, des gens du peuple, des religieux… c’est un vrai marathon.

Pour conclure, le spectacle en vaut la peine, malgré ses quelques défauts. Oui, c’est long – mais il y a deux entractes – oui Yosep Kang n’est pas toujours à la hauteur, oui la mise en scène aurait pu être plus inventive… mais tout cela est largement contrebalancé par les interprètes, on en prend plein les yeux et les oreilles et, à titre personnel, c’est ce que j’aime à l’opéra.

 

Phaéton

Voici l’histoire de Phaéton, valeureux conducteur du char du Soleil, qui domine la voûte céleste de ses courses chaque jour renaissantes. Mais la Gloire, l’Honneur, l’Amour, portés à l’excès, feront chuter ce jeune Dieu… Destin foudroyé, mise en garde pour Louis XIV ?


Cet opéra tient une place toute particulière : c’est le premier CD de musique baroque que je me suis offert il y a bientôt vingt ans (avec entre autres Paul Agnew, Laurent Naouri et Marc Minkowski dans une chemise atroce). Je l’ai beaucoup écouté, je connais certains airs par cœur. Aussi, quand j’ai vu qu’il était programmé au château de Versailles cette saison, j’ai été ravie. Mais… j’ai complètement oublié de réserver (et puis Versailles c’est loin, et encore plus avec les grèves). Fort heureusement pour moi, ma marraine la bonne fée mon père m’a offert une place pour mon anniversaire.

Premier changement par rapport à l’enregistrement que j’ai écouté en boucle : la direction musicale est plus “ronde”, les attaques m’ont semblé plus douces. Deuxième (gros) changement : les chanteurs utilisent la prononciation restituée ! Ca consiste à parler comme au XVIIème siècle, c’est-à-dire en prononçant les “oi” à la québécoise (“oué”), en faisant chanter les “an” et “ain”, et en prononçant beaucoup de “s” finaux ainsi que le “r” de l’infinitif. Autant dire que ça décoiffe, et que clairement ça en a dérangé certains. J’ai mis une bonne vingtaine de minutes à m’habituer, mais c’est vrai que ça demande un petit effort d’adaptation. (Pour avoir une idée de ce que ça donne, vous pouvez cliquer ici.)

Et pour le reste ? La direction musicale est impeccable, mais on n’en attend pas moins de Vincent Dumestre, fondateur du Poëme Harmonique, et dont j’admire le travail. J’ai beaucoup aimé Mathias Vidal dans le rôle-titre, qui après un début en demi-teinte, sans doute lié à l’ambiguïté du personnage, déploie son talent dans la deuxième partie du spectacle. Le reste du cast, moitié français, moitié russe (le spectacle est co-produit avec l’opéra de Perm), est à la hauteur, avec une mention spéciale pour Eva Zaïcik (Libye), Victoire Bunel (Théone), Lisandro Abadie (Epaphus – entre autres) et Viktor Shapovalov (Protée).

La mise en scène, en revanche, est peut-être le point qui m’a moins convaincue. Si j’ai apprécié le recours aux mouvements des bras propres à la danse baroque, certains passages m’ont paru très figés (non sans rappeler Le couronnement de Poppée vu il y a quelques années). Les projections vidéos, tendance super 8 et images d’archive, avaient quelque chose d’amusant (avec une petit pique à notre Jupiter national), mais m’ont parfois semblé hors de propos. La meilleure utilisation fut pour illustrer les différentes métamorphoses de Protée – là, le procédé était à la fois pertinent et saisissant.
Après, il faut reconnaître que le “souci” de la tragédie lyrique à la française, ce sont les longs intermèdes musicaux originellement dévolus à la danse et qu’il n’est pas toujours facile de meubler. Et si la façon de les traiter m’a parfois déçue, ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde.

Quoi qu’il en soit, c’était un spectacle qui en valait la peine et que je recommande.

Phaéton, Lully, Opéra royal de Versailles, jusqu’au 2 juin 2018

Dialogues des Carmélites

L’action débute en avril 1789. Blanche de la Force, une jeune aristocrate parisienne, annonce à son père son intention d’entrer au Carmel de Compiègne. La mère supérieure du couvent la reçoit et lui demande d’exposer les raisons qui la poussent à rejoindre cet ordre religieux. Devenue novice, Blanche va vivre les derniers jours de la congrégation mise à mal par la Révolution française. La troupe envahit le couvent, mais Blanche réussit à s’échapper. Les ordres religieux sont dissous et les religieuses condamnées à mort. Elles montent à l’échafaud en chantant le Salve Regina. Après bien des hésitations et des doutes sur sa raison d’être, Blanche les rejoint.

J’avais lu la pièce de George Bernanos quand j’étais au lycée. Cette histoire, qui a réellement eu lieu, m’a toujours fascinée (oui, vous avez le droit de penser que j’ai des goûts bizarres). Depuis, je voulais vraiment voir l’opéra, mais il n’est pas donné souvent, c’est pourquoi je me suis jetée sur les dernières places de la production du Théâtre des Champs-Elysées.

C’était une distribution de luxe : de très grandes voix, essentiellement féminines – Patricia Petibon, Sophie Koch, Anne Sofie von Otter, Véronique Gens, Sabine Devieilhe – pour interpréter avec force et sensibilité ces femmes torturées par le doute sur la vie, la mort, l’amour de Dieu. Le questionnement perpétuel de plusieurs personnages sur la justesse de leur choix, sur l’espérance en tant que vertu chrétienne, apporte une profondeur à l’histoire, qui ne se résume pas à une amourette contrée par le destin. Il s’agit de savoir jusqu’où, par foi, ou même par peur, on est prêt à aller. Les héroïnes ne sont pas d’un bloc, et c’est ce qui fait sens.

Alors que j’avais beaucoup de préventions contre lui – une sombre histoire de char d’assaut doré dans Aïda – j’ai trouvé la mise en scène d’Olivier Py formidable, jouant sur la dichotomie lumière / obscurité, enfermement / ouverture, établissant un dialogue parfois étonnant entre valeurs révolutionnaires et règle religieuse. La scène d’exécution finale, en particulier, réussit à éviter tous les écueils, que ce soit l’horreur, le pathos ou la fausse candeur.

Au final, c’était un spectacle magnifique, qui m’a davantage bouleversée que les précédents opéras vus cette année. A bien des égards, cela m’a rappelé le film Des hommes et des dieux – à la différence que, cette fois-ci, je n’ai pas pleuré, même si ça ne s’est pas joué à grand-chose. C’est une oeuvre forte, musicalement moderne mais audible, avec des questionnements, je pense, universels, et portée par des voix et des artistes talentueux.

Dialogues des carmélites, Théâtre des Champs-Elysées, février 2018