Mon premier Lac des Cygnes

Il était une fois… un prince mélancolique qui rêvait d’amour. Un soir, il aperçut en rêve une princesse cygne…


C’est sur cet incipit de conte de fées que débute cette adaptation du Lac des cygnes pour les enfants. Les créateurs du spectacle ont pris le parti d’un ballet raccourci (deux fois 40 minutes avec un bref entracte), d’une fin heureuse (alternative qui existe depuis la fin du 19ème siècle) ainsi que d’un conteur chargé d’expliquer brièvement l’intrigue au début du spectacle et avant les 3ème et 4ème actes.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la production a mis les moyens. Certes, la troupe est réduite : quatre hommes (deux “figurants”, Siegfried et Rothbart/Wolfgang, interprété par Karl Paquette, ancien danseur Etoile) et quatorze femmes, si bien que la plupart des personnages secondaires disparaissent. Mais du coup, l’oeuvre se concentre sur l’histoire d’amour entre Sigfried et Odile.
Les danseurs sont bons – Karl Paquette est malheureusement sous-employé mais il est parfait, comme toujours – et les deux interprètes principaux sont à l’aise dans leurs rôles. Lucie Barthélémy incarne tour à tour cygne blanc et cygne noir avec justesse, sans non plus en faire trop.
On a droit à la danse des petits cygnes (bien interprétée), même si elle tombe un peu comme un cheveu sur la soupe genre “Il fallait bien qu’on la mette”. Je regrette à titre personnel la suppression de la coda du cygne noir (et de ses 32 fouettés !) mais vu la profondeur de la scène, ce n’était clairement pas possible.

Les costumes et les décors sont soignés, il y a de la paillette et du tutu qui brille, un château qui se mue en forêt et un duel final sur fond de brouillard. La musique est enregistrée, bien sûr, vu que les dimensions du Théâtre Mogador ne permettent pas d’accueillir un orchestre, mais de bonne qualité. En revanche, on est bien assis, et vu le dénivelé, même un enfant peut prendre place sans risque de ne rien voir (bon, avoir un gros manteau sous les fesses peut aider, mais globalement c’est très confortable).

Est-ce que je recommande ? Oui, absolument. C’est une excellente adaptation, avec une chorégraphie qui respecte l’oeuvre originale et apporte de la légèreté aux scènes de cour ; les interprètes se donnent à fond : ce n’est pas parce que la production est destinée aux enfants que l’on mégote sur la qualité ou l’implication. La Crevette a adoré et était fascinée.
Juste une recommandation : expliquez / lisez au moins une fois l’histoire complète à vos enfants avant le spectacle, sinon la narration peut être un peu légère.

Mon premier Lac des Cygnes, Théâtre Mogador, jusqu’au 21 février 2020

Richard Cœur de Lion

Un Roi emprisonné, ses chevaliers qui veulent le délivrer et lui chantent leur fidélité, un air fameux “Ô Richard Ô mon Roi” entonné dans l’Opéra Royal par les Gardes du Corps de Louis XVI lors de leur banquet du 1er octobre 1789, pour saluer Marie-Antoinette et le Roi, déchaînant la vindicte et amenant la foule à Versailles, qui force la famille royale à quitter le château le 6 octobre pour ne jamais y revenir… C’est la fin de Versailles et de son Opéra Royal.
(Argument et photos trouvés sur le site du château)

Pour mon anniversaire en retard, mon père m’a offert une place pour cet opéra qui me faisait de l’oeil, notamment parce qu’il en avait entendu parler dans… le Toronto Star. En effet, le metteur en scène et la chorégraphe sont à la tête de l’Opera Atelier Toronto, que nous étions allés voir l’an dernier.
Cette oeuvre courte (à peine 1h30), porte sur la fuite imaginaire de Richard Coeur de Lion, emprisonné au secret à Linz, en Autriche (en vrai, il a été libéré après deux années de captivité, une fois que sa mère a rassemblé une énorme rançon). Elle met surtout en scène le ménestrel Blondel, venu sur la foi d’informations délivrer son roi.

La partition est très agréable, sans le moindre temps mort. On prend plaisir à découvrir cette musique dans ce qui fut son cadre initial. Comme il s’agit d’une oeuvre à mi-chemin entre opéra et théâtre – il y a pas mal de dialogues – la quasi totalité de la distribution est francophone, sauf Richard, interprété par Renoud van Mechelen, qui est flamand. Le rôle principal est en réalité celui de Blondel, tenu avec brio par Rémy Mathieu. Les deux chanteuses principales, Melody Louledjian (Laurette) et Marie Perbost (Antonio/La comtesse), ne sont pas en reste et montrent la belle étendue de leur talent, aussi bien théâtral que musical.
La direction d’Hervé Niquet est à la hauteur de l’oeuvre, toute en vivacité et en virtuosité. Cette énergie se retrouve jusqu’aux saluts finaux, lorsqu’il entraîne toute la troupe d’un “hop là !” retentissant.

La mise en scène est très agréable, avec de magnifiques décors peints, des scènes de village, des combats… les solistes ont même l’occasion de s’avancer sur le proscenium et, vu que j’étais au premier rang, je me suis retrouvée à moins d’un mètre d’eux (bon, c’était un peu fort par moments, du coup). J’ai aussi pu admirer les costumes, de très belle facture, en particulier pour les femmes dont les robes étaient vraiment baleinées et pas juste lacées dans le dos. Un journaliste a souligné que les coloris évoquaient ceux de la salle de l’opéra royal, dans les tons bleu et or, ce qui est assez vrai.
Les danses étaient intéressantes, montrant notamment une valse, dont la mode était balbutiante à la création de l’opéra, ainsi qu’un quadrille et des danses populaires.

Dans l’ensemble, c’était un très joli spectacle, se voulant, non pas une restauration intégrale de l’opéra de 1784, mais plutôt une interprétation avec les moyens actuels dans le décor incroyable de Versailles. J’ai eu un petit regret : le soliste chargé d’entonner l’air “Et zic et zic et zoc” manquait clairement de projection, ce qui fait que, même au premier rang, j’ai eu du mal à l’entendre.

Les Indes galantes

Dépitée de voir que la jeunesse d’Europe préfère la guerre à l’amour, la déesse Hébé convoque les messagers d’Amour pour qu’ils se dispersent aux Indes (entendre par là : dans les colonies françaises).

Cette nouvelle production, mise en scène par Clément Cogitore et chorégraphiée par Bintou Dembélé, était très attendue parce que le but affiché était de “décolonialiser” l’oeuvre. En outre, elle réunit toute la jeune garde des chanteurs lyriques français (Sabine Devielhe, Jodie Devos, Julie Fuchs, Stanislas de Barbeyrac, Edwin Crossley-Mercer, Alexandre Duhamel, Florian Sempey, Mathias Vidal), et des danseurs issus de toutes les “branches” du hip-hop (je n’y connais rien, je précise). Ca promettait de dépoussiérer sévère.

Alors, qu’est-ce que ça donne ? Clément Cogitore transpose franchement l’opéra dans notre monde actuel, fait de béton brut et d’un cratère géant (“le volcan sur lequel danse la jeunesse” – soit), cratère dont une grue extrait des éléments de décor, tel un bout d’épave, ou qui se comble pour former un ring.

L’alliance du hip-hop et de la musique baroque, si elle peut sembler “contre nature” et faire frémir, fonctionne étrangement bien. Les artistes, chanteurs et danseurs, sont à la hauteur de l’oeuvre et prennent visiblement plaisir à être sur scène ensemble. Le grande réussite de cette production consiste à mêler solistes, chœurs et danseurs, offrant quelques moments de grâce : dans l’entrée des Incas du Pérou, Sabine Devieilhe interprète un magnifique “Viens Hymen…” tandis qu’un danseur occupe l’espace, créant une véritable symbiose. Plus tard, la scène du volcan (car il y a un vrai volcan dans l’histoire), transposée en battle filmée par des portables, est spectaculaire et portée par la voix d’Alexandre Duhamel.

Enfin, le plus grand tube de cet opéra, et “cérémonie du calumet de la paix” dans l’entrée des Sauvages (autant dire que, niveau colonialisme, on partait de loin…) offre un moment absolument réjouissant où les danseurs s’emparent de la scène, réitérant le coup d’éclat de Clément Cogitore en 2017, qui l’avait fait connaître. Il monte alors une énergie incroyable, une tension qui habite la salle entière et qui se déchaîne dans un tonnerre d’applaudissements.

Mais est-ce suffisant pour faire une bonne mise en scène ? Pas à mon sens. Clément Cogitore aligne une foule de références (Le diable s’habille en Prada, Michael Jackson, le joueur de flûte de Hamelin, Mike Tyson… mais pas que) sans mettre de liant. Le prologue, qui débute comme un défilé de mode, est assez rigolo, jusqu’à l’arrivée de l’Amour et de ses messagers, des enfants portant des lampes-torches aveuglantes (le public en fait les frais). Je n’ai pas compris de quoi il retournait.
Si les entrées des Incas du Pérou et des Sauvages fonctionnent assez bien, celle du Turc Généreux, quoique nourrie de bonnes idées (les naufragés sont des migrants “accueillis” par des inspecteurs sanitaires et un berger allemand), est assez brouillonne.
Enfin, l’entrée des Fleurs (censée se dérouler dans un jardin perse) est transposée en plein Red Light District, à Amsterdam, où les danseuses et chanteuses très court vêtues ondulent dans des cages vitrées, et où Tacmas, normalement déguisé en marchande, se retrouve en mère maquerelle (Mathias Vidal est d’ailleurs tout à fait convaincant, ce qui n’était pas gagné…). Moi qui, à l’entracte, m’étais réjouie que, pour une fois, on n’ait vu aucune danseuse ni chanteuse en tenue légère/à poil, ni scène érotique sur scène, j’en ai été pour mes frais. Par ailleurs, était-il nécessaire de transformer Julie Fuchs en une espèce de papillon de nuit géant digne de l’affiche du Silence des Agneaux pour lui faire chanter “Papillon inconstant” ? J’ai comme un doute.

Est-ce que ça en valait la peine ? Oui. La musique était belle, les interprètes excellents, et le mélange des genres fonctionnait. Est-ce que ça valait les standing ovations des deux premiers soirs ? Non, clairement pas.

Les Puritains

En Angleterre, au moment de la révolution, Elvira, fille de lord Walton, républicain puritain et partisan de Cromwell, et Arturo Talbot, fidèle aux Stuarts catholiques, rêvent de se marier. Las, les intrigues politiques et les jalousies risquent de les séparer à tout jamais et les conduire jusqu’à la folie…


Comment ai-je appris l’existence de cet opéra de Bellini ? Grâce a film Young Victoria avec Emily Blunt. Si. Comme la reine mentionne qu’il s’agit de son opéra préféré, j’étais très curieuse. Et force est de constater que c’est très beau.

Le personnage principal de cette histoire est bien entendu Elvira, interprétée par une Elsa Dreisig touchée par la grâce : des notes magnifiques, une présence incroyable, un jeu très juste… Elle parvient notamment à incarner la folie sans surjouer.
Mais elle est servie par une distribution parfaitement à la hauteur : Nicolas Testé (déjà entendu dans Les Huguenots l’an dernier – oui, il y a comme un thème), en Sir Giorgio, insuffle dignité et humanité à ce personnage d’oncle; Francesco Demuro fait un amoureux transi aux accents sincères ; et Igor Golovatenko donne de l’humanité à un “méchant” qui n’est en réalité qu’un amant éconduit, et un patriote.
Encore une fois, les chœurs sont puissants et bien dirigés, c’était u vrai plaisir. En plus, avec la présence d’une amie sur scène, on a pu jouer à “Où est Charlie ?” pendant tout le spectacle.

La mise en scène de Laurent Pelly est très bien conçue. Le décor est constitué d’une “carcasse” de château aux éléments modulables, et qui symbolise la prison, d’abord sociale, puis mentale, dans laquelle se trouve l’héroïne. Si les costumes ne brillent pas par leur magnificence (après tout, on est chez les puritains), ils respectent à peu près l’idée que l’on se fait de cette période (les robes très modestes des femmes, les chapeaux tronqués des hommes), à l’exception évidente d’Elvira, seule tache blanche dans ce camaïeu de gris et de noir, qui ne l’en rend que plus éclatante.

C’était une excellente façon de retrouver le chemin de l’opéra, pour une nouvelle saison qui s’annonce à la fois extraordinaire et décapante. Prochain arrêt : Les Indes galantes, dans la mise en scène de Clément Cogitore.

Don Giovanni

Don Giovanni, ou Don Juan, n’est plus à présenter : libertin aux mœurs dissolues, séduisant de gré ou de force tout ce qui porte jupon, n’hésitant pas à avoir recours au mensonge, au chantage voire au meurtre pour parvenir à ses fins… C’est le portrait et la déchéance de ce personnage que conte cet opéra si célèbre de Mozart, d’après les pièces de Tirso de Molina et Molière.


J’avoue que j’étais un peu hésitante pour ce spectacle. Déjà parce qu’il faisait une chaleur assez abominable et qu’on était installées à l’amphithéâtre (face à la scène tout en haut pour les gens qui n’ont pas de sous, mais où on est hyper mal assis), mais surtout parce que cette nouvelle production, dont la mise en scène est signée Ivo van Hove, me faisait peur. Soyons francs, je n’ai rien contre l’idée de dépoussiérer l’opéra, mais parfois un peu de paillettes ne fait pas de mal. Et je redoutais aussi, encore, des insertions de vidéo qui commencent à me sortir par les yeux.

Bon, le décor n’était pas très riant, mais évoluait de façon intéressante : à mesure que l’intrigue avance, les bâtiments censément en béton bougent de façon imperceptible. J’ai trouvé cela bien fait. Les costumes sont pas mal, même si les femmes sont, encore une fois, à la portion congrue : blanc ou noir pour Donna Anna pour un look très Carolyn Bessette, tailleur gris pour Donna Elvira et blouse pour Zerlina, alors que ces messieurs étaient soit en costume, soit en pantalon/chemise. La scène de la réception est venue apporter une touche de couleur bienvenue.
Le recours aux projections vidéo, qui commence à être systématique, fut pour une fois très discret, au moment de la descente de Don Juan aux enfers. Si cela m’a plutôt évoqué Dante, Malena, qui m’accompagnait, a immédiatement fait le lien avec la Shoah, ce qui est tout à fait vrai.
En revanche, qu’on m’explique pourquoi il fallait que Zerlina et Masetto fassent l’amour sur scène pour symboliser leurs noces.

Les interprètes étaient très bons, c’était d’ailleurs ma principale motivation à me taper 3h d’opéra en ayant mal aux jambes (et la musique de Mozart parce que, bon, c’est tellement beau). Stanislas de Barbeyrac, le régional de l’étape en Don Ottavio, amoureux transi, a été très applaudi, et à juste titre, mais n’a à mon sens pas signé la meilleure interprétation de la soirée.
J’ai eu un énorme coup de cœur pour Philippe Sly en Leporello, serviteur de Don Giovanni, capable de passer du dilemme moral à la bouffonnerie en un clin d’œil, et déjà entendu dans Jephta. Chez les femmes, Nicole Car, que j’avais admirée dans Eugène Onéguine, a confirmé son talent vocal et scénique, avec une Donna Elvira oscillant sans cesse entre retenue et espoir de rédemption.

En bref, j’ai passé un très bon moment en dépit de mes craintes, et j’ai même été agréablement surprise.

Don Giovanni, Palais Garnier, jusqu’au 13 juillet 2019

L’Hôtel du Libre-Echange

L’irascible Angélique Pinglet, outrée, lit cette annonce à son mari, sans se douter que ce dernier vient d’y donner rendez-vous à Marcelle Paillardin – l’épouse de son ami et associé, l’architecte Paillardin – qui, lasse d’être négligée par son mari, a accepté. Ce que tous deux ignorent, c’est que, ce soir-là, Paillardin sera également logé dans cet « hôtel borgne » tenu par Boulot et Bastien, et qui abrite les amours clandestines de Victoire (la femme de chambre de Pinglet) avec Maxime, le neveu de Paillardin. Pour couronner le tout, Mathieu, un ami de province venu à Paris avec ses quatre filles, y séjourne aussi. Ces retrouvailles inopinées provoquent péripéties, quiproquos, situations absurdes et farcesques, entraînant les personnages dans un tourbillon vaudevillesque. 

Nous avons reçu les places pour cette pièce à Noël. J’avoue que cela n’aurait pas été mon premier choix, mais du théâtre de boulevard interprété par les Comédiens-Français, cela s’annonçait néanmoins prometteur. Et à raison.
La pièce, comme toujours dans le vaudeville, tient à la fois du comique de situation, des quiproquos, des dialogues enlevés et des prouesses des acteurs. Les portes claquent, on se cache, on se déguise, on crie, et la salle se tient les côtes de rire – de même qu’une partie de la troupe qui prend visiblement plaisir à être là.
Michel Vuillermoz, que nous avions déjà vu dans Le songe d’une nuit d’été et Cyrano de Bergerac, confirme tout son talent, et son art de cabotiner sans avoir l’air d’y toucher. Mais j’avoue avoir été bluffée par Christian Hecq dont les pitreries étaient à la fois à pleurer de rire et impressionnantes de maîtrise.

La mise en scène d’Isabelle Nanty est très dynamique, avec deux intermèdes musicaux lors des changements de décors – j’ignore s’ils sont prévus dans le texte original, mais j’ai trouvé que c’était une bonne façon de scander l’action – et un décor, notamment de l’hôtel, qui exploite à fond l’espace scénique. Par ailleurs, les costumes 1890-1900 sont splendides (toutes les actrices sont en corset) ce qui, après des mois de “classiques revisités” à l’Opéra de Paris, est une bouffée d’air frais bienvenue. Notez que le tout est signé Christian Lacroix.
En somme, nous avons passé un excellent moment et ne pouvons que vous inviter à réserver votre soirée à l’Hôtel du Libre-Echange !

L’Hôtel du Libre-Echange, Georges Feydeau, Comédie-Française (salle Richelieu) jusqu’au 25 juillet 2019


Les Troyens

Cet opéra de Berlioz, emblématique du “grand opéra à la française” en cinq actes, traite d’un sujet mythologique connu : la chute de Troie, puis la fuite des survivants guidés par Énée, d’abord à Carthage, puis en Italie.
En vrai, ça devrait plutôt s’appeler “Cassandre et Didon”, tant ces deux personnages féminins sont moteurs de l’intrigue. L’opéra peut se diviser en deux parties : la chute de Troie (actes I et II), où Cassandre tente désespérément de prévenir les siens de la catastrophe imminente ; et l’arrivée des Troyens à Carthage, où ils sont accueillis par Didon, qui tombe amoureuse de leur chef Énée, mais dont l’histoire d’amour se finit bien entendu très mal.

La première partie est portée par Stéphanie d’Oustrac, littéralement habitée par le rôle de Cassandre. Elle se joue de toutes les difficultés de la partition sans avoir l’air un instant de peiner, et malgré un costume jaune moutarde pour le moins déroutant. Son duo avec Stéphane Degout (Chorèbe) m’a beaucoup touchée.
En revanche, j’ai trouvé Paata Burchuladze en Priam assez peu compréhensible (ce qui est logique, mais quand même). Quant au reste de la distribution, et notamment Véronique Gens en Hécube, on s’interroge : pourquoi recourir à une grande voix si ce n’est que pour l’entendre noyée dans la masse le temps d’un air ?

La première partie sépare la scène en deux : d’un côté la ville de Troie en ruines (réminiscence de Beyrouth, semble-t-il), de l’autre l’élégant salon où se presse la famille royale de Troie. Cette dichotomie entre misère et opulence, fatigues de la guerre et querelles intestines est plutôt intéressante. Toutefois, les passages dansés ont été remplacés par des scènes plus “graves”, notamment un simulacre d’hymne national (la “Marche des Troyens”), qui oblige les chanteurs et le chœur à demeurer statiques un long moment. Du coup, on sent le temps passer.
Tcherniakov a eu une idée plutôt intéressante : utiliser une partie de la scène comme un écran façon Times Square pour diffuser des dépêches “en temps réel”.
Toutefois, le problème principal de Tcherniakov tient surtout à sa manie de réécrire les histoires qu’il raconte (cf. l’horreur pondue pour Casse-Noisette il y a quelques années). Du coup, on découvre, par courts films diffusés sur l’écran géant, que Priam a abusé de sa fille Cassandre, puis qu’Enée est un traître qui livre Troie aux Grecs. Hum. J’avoue ne pas percevoir l’intérêt.

La seconde partie dérape totalement. On se trouve à “Carthage”, un centre de soin psycho-traumatique pour victimes de guerre. Parmi elles, Didon (Ekaterina Semenchuk), probablement plus cognée que les autres, se prend pour la reine des lieux, et est doucement accompagnée dans son délire par Anna (Aude Extremo, remarquable) et Narbal (Christian Van Horn), sortes de thérapeutes/bénévoles en gilets rouges (vous aussi, vous pensez aux grèves SNCF ?). Énée débarque là avec les siens, notamment son fils Ascagne (Michèle Losier, impeccable), et il est visiblement perdu et en proie à des hallucinations qui lui intiment de gagner l’Italie.
Le problème de ce choix, outre qu’il piétine allègrement les nombreuses indications laissées par Berlioz, c’est que l’œil ne sait plus où regarder. On est sans cesse distrait par tel ou tel élément du décor ou de la narration qui détourne du propos principal. En outre, la tension dramatique qui pourrait naître de certaines scènes est carrément balayée au profit de jeux de rôle où chacun brandit des pancartes pour se mettre en condition.
Tcherniakov réussit le prodige de faire jouer au ping-pong deux solistes qui chantent (j’admire, c’était pas gagné), mais qui du coup perdent une bonne partie de leur projection. De même, le déchirant duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” entre Didon et Énée tombe complètement à plat, puisque les protagonistes ne se touchent pas et sont assis chacun à une table, n’échangeant parfois pas un regard.

Il est évident que le metteur en scène a plusieurs problèmes : il ne s’est jamais remis de la chute de l’URSS (en témoignent ces uniformes portés par Priam et Chorèbe dans la première partie), et il a un (gros) problème avec les femmes, qu’il semble ne considérer que comme des hystériques finies. Ca crie, ça balance des tables, ça se roule par terre… mais ça n’est jamais subtil, alors qu’il y avait pourtant matière.

Alors, faut-il jeter Les Troyens avec l’eau du bain ? Si j’ai apprécié de découvrir cette oeuvre que je ne connaissais pas, j’ai toutefois été franchement déçue par cette mise en scène qui a plombé la première partie et complètement achevé la deuxième. Les deux grandes voix, Stéphanie d’Oustrac (Cassandre) et Ekaterina Semenchuk (Didon), étaient à la hauteur, et très bien secondées, notamment dans la deuxième partie. Les chœurs (affreusement attifés, les pauvres) donnent de la puissance au propos, mais ne peuvent pas non plus réussir de miracle.
Honnêtement, la prochaine fois qu’un spectacle m’attire, si le nom de Tcherniakov apparaît à la mise en scène, je passerai mon chemin.

Il Primo Omicidio

Le premier homicide, c’est le meurtre d’Abel par Caïn. Après qu’Adam et Eve ont été chassés du Paradis pour avoir goûté au fruit de la connaissance, ils ont eu deux fils, Caïn et Abel. Souhaitant apaiser la colère divine par des sacrifices, les frères proposent chacun le fruit de son travail, mais seul le sacrifice d’Abel est accepté. Jaloux, Caïn le tue, avant d’être condamné à l’errance éternelle.


Voilà l’argument résumé en quelques lignes pour ceux de mes lecteurs qui auraient raté le catéchisme. Cette histoire fut mise en musique par Scarlatti pour un oratorio – une pièce religieuse chantée destinée aux églises et bâtiments religieux (dans le même genre, on avait Jephta de Handel l’an dernier).

La musique baroque, c’est mon dada. La direction de René Jacobs est vigoureuse, mais – bien qu’il ait apparemment doublé le nombre de musiciens – le Palais Garnier est à mon sens trop vaste, malgré son excellente acoustique, pour qu’on puisse apprécier toutes les subtilités de la partition.
L’oeuvre est portée par les voix de Kristina Hammarström (Caïn) et Olivia Vermeulen (Abel), toutes deux impeccables dans ce duo ennemi. Mention spéciale également à Robert Gleadow, beau timbre de baryton qui incarne la Voix de Lucifer. Toutefois, j’avoue avoir trouvé l’Eve de Birgitte Christensen assez faible.


En revanche, la mise en scène…
L’oeuvre est divisée en deux parties : avant et après le sacrifice à Dieu (spoiler : le meurtre, c’est après l’entracte). La première partie se déroule sur une scène totalement dépouillée, devant un écran éclairé de lumières aux couleurs changeant en fonction de certaines expressions employées par les personnages (ainsi le “glaive de feu” est une ligne rouge…). Castellucci fait le pari de la symbolisation à l’extrême : l’agneau sacrifié est devenu une poche de sang, le retable renversé figure l’autel (mais pas tout le temps), le sacrifice est représenté par une machine à fumée que l’interprète de la Voix de Dieu éteint ou non selon l’acceptation ou le rejet… Disons qu’on a déjà vu plus subtil.

Un sandwich et une coupette plus tard, le rideau se lève sur un magnifique décor de campagne sous un ciel étoilé. Rien que ça, on en prend plein les yeux, et le début nous donne raison : le face à face entre Caïn et Abel se déroule dans cette nuit que l’on devine paisible et semblable à toutes celles qui ont précédé.
Et là, c’est le drame. Littéralement. Au moment où Caïn tue Abel, les chanteurs se retrouvent affublés de doublures incarnées par des enfants. Les interprètes sont relégués dans la fosse pendant que leurs doubles font du play back sur la scène (encore plus immense vu leur gabarit), et surjouent les sentiments. On peut tout de même porter à leur crédit leur excellente articulation, pour un peu on s’y croirait.
Comme si cela ne suffisait pas, Castellucci en rajoute une couche avec les symboles lourds et pompeux : Caïn est couronné roi et se construit un mur de pierres derrière lequel il se cache, honteux, tandis qu’Abel est exhumé de sa fosse et lavé dans la plus pure tradition des descentes de croix (je vous raconte pas la gênance d’assister à une scène de ce genre avec un gamin de 10 ans, mais je dois être vieux jeu). Eve se couvre la tête d’un voile bleu (symbole de la Vierge, des fois que vous n’auriez pas suivi).
Le tout s’achève dans une immense bâche en plastique dont émergent les deux doubles enfantins d’Adam et Eve, incarnations de la descendance promise par Dieu, et dont sera issu le Messie.

Soyons francs, j’ai trouvé ça parfaitement inepte. Limite, j’ai eu l’impression qu’on se foutait de ma gueule. Je vais à l’opéra pour voir des chanteurs, pas des enfants qui font du play back, ni pour me démancher le cou à essayer d’apercevoir les solistes dans la fosse d’orchestre.
L’oratorio est, à l’origine, un genre musical qui n’est pas conçu pour l’adaptation scénique, mais pour l’interprétation religieuse. Si Jephta s’était plutôt bien sorti de ces écueils, malgré un symbolisme également marqué, Il Primo Omicidio confirme qu’il y a des choses qu’il ne faudrait pas changer : je pense qu’on aurait gagné à écouter cette oeuvre dans la chapelle du château de Versailles, par exemple.

The Circus Orchestra

Au temps de l’amour courtois, les troubadours n’allaient jamais sans leurs cousins bateleurs et jongleurs… David Greilsammer et la Geneva Camerata saisissent ce prétexte pour nous proposer une folle collaboration avec la compagnie des Objets Volants et cinq de ses épatants circassiens.

Dimanche dernier, j’ai emmené la Crevette assister à ce spectacle en me disait que ça ferait une chouette sortie – et en priant pour que Mademoiselle soit un peu plus attentive qu’à la fin de Casse-Noisette, où clairement elle ne pensait plus qu’aux cadeaux de Noël.
Le spectacle mêle de grands classiques de la musique baroque (interprété par des cordes et un clavecin) avec des numéros de jonglage. Alors que ce n’est pas évident au premier abord, on se rend compte que les jongleurs font tourner leurs accessoires en rythme. Balles, massues, anneaux de tailles diverses, mais aussi balles géantes et même un violon sont prétextes à des numéros qui donnent à montrer la musique. C’est une excellente façon d’illustrer un art qui peut sembler difficile d’accès à des petits.

Deux coups de cœur sont ressortis, un pour les parents, un pour les enfants. Ces derniers ont adoré la séance de mime, où l’un des jongleurs “joue” avec la première violoniste. La salle riait aux éclats, et il faut reconnaître que c’était drôle et bien pensé.
Quant aux grands, ils ont admiré la prouesse consistant, pour les jongleurs, à interpréter “Le premier prélude pour clavier bien tempéré” de Bach en se passant en rythme des tubes de plastique colorés creux qui rendaient chacun une note.
Nous avons passé un excellent moment et, hormis le dernier quart d’heure où la Crevette m’a demandé si c’était bientôt fini, le temps a filé.

Peau d’Ane

La confection du cake d’amour par Catherine Deneuve dans le film réalisé par Jacques Demy est une scène délicieuse. Dans le gâteau destiné au prince, Peau d’âne glisse sa bague, indice qui la libérera de sa triste peau.
Peau d’âne fut le plus grand succès public de la carrière de Jacques Demy. Sorti en décembre 1970, le film séduisit le public par le raffinement de la mise en scène, la féerie des décors et des costumes, l’époustouflant casting (Catherine Deneuve, Jean Marais, Jacques Perrin, Delphine Seyrig, Micheline Presle) et les mélodies de Michel Legrand.
Aujourd’hui, le film est adapté pour la scène au Théâtre Marigny.


Si je dois une chose à la deuxième ex-épouse de mon père, c’est mon amour pour deux films emblématiques : La Belle et la Bête, de Jean Cocteau, et le célèbre Peau d’Âne de Jacques Demy. J’ai découvert ces deux films vers 7-8 ans, et ils m’ont depuis toujours accompagnée. Aussi, lorsque ma sœur et moi avons appris l’existence de cette adaptation, nous avons décidé d’y aller ensemble pour revivre notre enfance.
Est-ce que ça valait le coup ? Oui, oui et oui !

La pièce reprend très fidèlement le film, coupant une ou deux répliques ça et là, mais tout juste. La mise en scène est inventive, les acteurs du chœur déplaçant les éléments mouvants du décor avec fluidité. J’ai également beaucoup apprécié le rideau en chaînettes qui ajoute par moments une dimension onirique, ainsi que la feuillée (ornée ou non de lilas) qui descend pour représenter la forêt.
L’intelligence du spectacle est de conserver les anachronismes du film, en les adaptant à notre époque : le fée des Lilas décroche le téléphone et fait du patin à roulettes, l’équipage qui doit emmener Peau d’Âne dans le royaume rouge est en réalité une trottinette… une belle inventivité qui reste dans l’esprit de l’oeuvre originelle.
La chanson “Rêves secrets d’un prince et d’une princesse” se démarque, mais de façon positive : le rêve est symbolisé d’une manière différente (qui n’est pas sans rappeler la scène du balcon dans le Cyrano de Bergerac de Denis Podalydès…).

Les costumes sont époustouflants, sans être une simple copie de ceux du film. Les codes (bleu pour le royaume de Peau d’Âne, rouge pour celui du Prince et violet pour la fée des Lilas) sont respectés et réinventés. J’avoue être seulement dubitative pour la robe couleur du temps (qui était impossible à recréer vu que, pour le film, l’équipe a projeté des images de ciel sur la tenue de Catherine Deneuve), mais c’est peut-être juste une question de goût.

Quant aux acteurs-chanteurs, ils sont excellents. Marie Oppert, dans le rôle-titre, est incroyable. Elle apporte un enthousiasme, une justesse, une fraîcheur au personnage de Peau d’Ane, en faisant une jeune fille moins sage qu’on ne pourrait croire. Ce fut un vrai coup de cœur.
A mentionner également, Emma Kate Nelson en fée des Lilas qui, avec son accent anglais, apporte une touche de fantaisie supplémentaire (et qui chante remarquablement bien), et souligne davantage le côté “peste” de la fée.
En revanche, j’avoue que recruter Claire Chazal en narratrice/Rose était une mauvaise idée : je n’avais jamais remarqué qu’elle avait un tel cheveu sur la langue et qu’elle mangeait autant ses mots. C’est dommage, une véritable actrice aurait sans doute été plus indiquée. Par ailleurs, même si j’ai apprécié de voir Marie-Agnès Gillot, je pense que le petit pas de danse en plein dialogue avec son fils était parfaitement inutile.

Vous l’aurez compris, malgré ces petits bémols, j’ai été enchantée. Nous avons passé un moment génial qui nous a ramenées près de trente ans en arrière, quand nous étions deux petites filles rêvant d’être des princesses (je pense d’ailleurs que le spectacle est accessible à partir de 6-7 ans).
En plus, la représentation s’achève en karaoké géant sur la recette du cake d’amour. Il n’y a plus qu’à trouver la bague !

Peau d’Âne, féerie musicale, Théâtre Marigny, jusqu’au 17 février 2019.